SUR LA QUESTION DU CORRIDOR, MOSCOU VEUT IMPOSER SA PRESENCE
Paris / La Gazette
Il est bon de se rappeler qu'à l'époque soviétique, le tronçon de voie ferrée qui traversait le territoire de l'Arménie entre le Nakhitchevan et le territoire principal de l'Azerbaïdjan dépendait de l'administration des chemins de fer de Bakou
Moscou a décidé de prendre la parole sur les processus politiques en cours dans le Caucase du Sud. Le directeur du quatrième département des pays de la CEI au ministère russe des Affaires étrangères, Mikhaïl Kalouguine, a déclaré que « l’objectif principal de Moscou est de préserver dans la région une ceinture de stabilité et de prospérité », tandis que l’Occident mènerait prétendument un « jeu sans règles », cherchant à « secouer le Caucase du Sud, à enfoncer des coins dans les relations des États de la région avec la Russie » et à transformer cette zone en une « potentielle source de douleur » pour Moscou.
Il s’est également exprimé au sujet du projet TRIPP, soulignant que « les raisons de la participation de la Russie sont plus que suffisantes ». Selon lui, il s’agit d’un tronçon de l’itinéraire qui avait déjà été évoqué dans le cadre du groupe de travail trilatéral, et le réseau ferroviaire arménien est géré par la société « Chemins de fer du Caucase du Sud », filiale des Chemins de fer russes (RJD), opérant dans le cadre d’une concession. Kalouguine a aussi rappelé que l’écartement des voies ferrées utilisé dans la région est russe et qu’une part importante de l’itinéraire, selon Moscou, passe par une zone relevant de la responsabilité des gardes-frontières russes. Il a enfin évoqué l’adhésion de l’Arménie à l’Union économique eurasiatique (UEEA).
Il conviendrait toutefois de rappeler au directeur du quatrième département du MAE russe que, durant la période soviétique, le soi-disant « tronçon de Meghri » de la voie ferrée — reliant le territoire principal de l’Azerbaïdjan au Nakhitchevan — passait par le territoire arménien tout en relevant administrativement des Chemins de fer d’Azerbaïdjan. La question de savoir dans quelle mesure cet axe est couvert par l’accord de concession russe sur les chemins de fer arméniens demeure donc, au minimum, ouverte. Plusieurs experts, dont l’ancien ministre des Affaires étrangères Tofik Zoulfougarov, estiment que la « privatisation sauvage » par la Russie de 42 kilomètres de voie ferrée azerbaïdjanaise traversant l’Arménie constitue une violation directe de la Déclaration d’Alma-Ata. De plus, Moscou n’a guère protesté lorsque, sous les présidences de Kotcharian et de Sarkissian, ce même « tronçon de Meghri » a été démantelé et que les équipements — rails, réseau électrique, etc. — ont été vendus comme ferraille, très probablement à l’Iran. Le diplomate russe de haut rang ferait donc bien de « réviser ses dossiers ».
Rappelons par ailleurs que l’ouverture des liaisons ferroviaires et routières entre le territoire principal de l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan est explicitement mentionnée dans la Déclaration trilatérale signée dans la nuit du 10 novembre 2020 par le président azerbaïdjanais Ilham Aliev, le président russe Vladimir Poutine et le Premier ministre arménien Nikol Pachinian. Autrement dit, la Russie disposait de près de cinq ans pour lancer le transit ferroviaire sur une ligne que Moscou considère, sinon comme sa propriété, du moins comme un objet de « gestion concessionnelle ». Mais… en dehors des réunions du groupe de travail, rien n’a été fait. Résultat : les États-Unis sont désormais entrés en scène avec leur projet TRIPP. Et cela, pour des raisons évidentes, déplaît fortement à Moscou : le comportement américain y est perçu comme une intrusion dans son « pré carré », tandis que celui de l’Arménie frôle, aux yeux de certains, la trahison.
À Erevan, l’inquiétude de Moscou est accueillie avec une ironie à peine voilée. Comme l’a déjà rapporté Minval Politika, le vice-président du Parlement arménien, Ruben Roubenian, a déclaré qu’aucune discussion sur ce projet n’était menée avec la Russie et, commentant la déclaration du MAE russe sur sa volonté « d’aider », a lancé : « Je suis très content pour eux. »
Restons toutefois réalistes : Moscou dispose bel et bien de moyens et de leviers pour entraver la mise en œuvre de ce projet, au premier rang desquels figure le « régime de zone frontalière » en vigueur le long de l’ensemble des frontières arméniennes aujourd’hui contrôlées par la Russie avec la Turquie et l’Iran. L’Arménie a repris le contrôle du poste-frontière de l’aéroport de Zvartnots, où des gardes-frontières russes étaient présents sur la base d’accords verbaux (!), et a promis de retirer les Russes du poste de « Nordouz » à la frontière iranienne. Mais en dehors des points de passage, le contrôle russe demeure, et à Erevan on n’évoque même pas la révision de cet accord. Comme le soulignent les experts, l’Arménie ne dispose tout simplement pas des ressources nécessaires pour assurer seule la protection de ses frontières. Pendant longtemps, tout le « potentiel militaro-sécuritaire » a été mobilisé dans la confrontation avec l’Azerbaïdjan. Aujourd’hui, le processus de paix s’accélère, mais Erevan ne propose toujours pas de revoir les accords frontaliers. En tout cas, sur le plan diplomatique, c’est le silence.
Quoi qu’il en soit, Erevan risque de se retrouver « entre deux feux ». Saura-t-elle résister efficacement à la « philanthropie insistante » de la Russie ? La question reste ouverte. Les propos de Kalouguine sur l’adhésion de l’Arménie à l’UEEA ressemblent fort à une allusion transparente aux avantages dont Erevan bénéficie grâce à cette appartenance — et qu’elle pourrait perdre en cas d’« embrassades » trop étroites avec les États-Unis et l’Union européenne. Il s’agit avant tout des prix « internes » du pétrole, du gaz et des diamants bruts. Certes, l’Arménie pourrait acheter des hydrocarbures à l’Azerbaïdjan, mais aux prix du marché mondial. Sans même parler, disons-le ainsi, d’autres leviers de pression qui ne figurent pas dans les déclarations officielles des diplomates russes.
La déclaration de Kalouguine marque, à l’évidence, le début de processus particulièrement dramatiques dans la région. Il est question de territoires et d’obligations de l’Arménie, mais ce dossier touche directement les intérêts de l’Azerbaïdjan, de la Turquie et, plus largement, de l’ensemble du monde turcique — les pays d’Asie centrale étant également intéressés par la mise en œuvre du projet TRIPP. Sans oublier que Donald Trump n’est pas homme à rester silencieux si l’Arménie venait à ne pas respecter les engagements qu’elle a pris dans son bureau.