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L'ORGANISATION DES ETATS TURCIQUES DEVRA PRENDRE PLEINEMENT SA PLACE EN ASIE CENTRALE

15 Décembre 2025 23:01 (UTC+01:00)
L'ORGANISATION DES ETATS TURCIQUES DEVRA PRENDRE PLEINEMENT SA PLACE EN ASIE CENTRALE
L'ORGANISATION DES ETATS TURCIQUES DEVRA PRENDRE PLEINEMENT SA PLACE EN ASIE CENTRALE

Paris / La Gazette

Ce qui semblait autrefois une vision romantique de l’unité s’est transformé en un système émergent de sécurité, de corridors économiques et d’espace culturel partagé, dont les centres se trouvent à Bakou et à Ankara. Tandis que certains pays perdent de l’influence, d’autres réécrivent rapidement les règles du jeu

Mais le monde est-il prêt à voir les États turciques agir comme des acteurs indépendants plutôt que comme la « périphérie » d’anciens empires ? Quelles inquiétudes Moscou et Téhéran dissimulent-ils derrière un langage diplomatique feutré ? Et pourquoi l’Asie centrale se retrouve-t-elle, une fois encore, au carrefour des intérêts mondiaux ?

Ces questions sont au cœur d’un entretien sans détour avec le politologue turc Hüsamettin İnac, professeur de relations internationales à l’université de Dumlupınar, qui explique comment l’intégration turcique devient un nouveau facteur de l’équilibre mondial.

– À votre avis, quels facteurs clés ont permis aux États turciques d’Asie centrale de passer progressivement d’une indépendance formelle à un réel renforcement de leur souveraineté et de leur politique étrangère autonome ?

– Les États turciques d’Asie centrale ont accédé à l’indépendance en 1991, après l’effondrement de l’Union soviétique. Toutefois, n’ayant jamais connu auparavant une véritable indépendance ni exercé une souveraineté propre, les premières années ont été marquées par de graves difficultés. Ces pays ont alors choisi de maintenir une certaine dépendance vis-à-vis de la Russie dans le cadre de la Communauté des États indépendants.

Malheureusement, la Turquie traversait elle aussi une période extrêmement difficile : une grave crise économique et politique empêchait l’établissement de relations pleinement structurées avec les États turciques.

Néanmoins, on peut dire que la formation de ces liens a commencé dès le début des années 2000. À cette époque, les États d’Asie centrale ont progressivement résolu leurs problèmes internes et réglé les différends frontaliers. Une grande partie de la population était composée de Russes, mais avec le temps, une proportion importante de la communauté russophone a quitté la région, et les pays ont avancé avec assurance vers une indépendance réelle.

– Pensez-vous que la Turquie ait pu se transformer d’acteur régional en centre stratégique clé de l’ensemble du monde turcique précisément grâce aux projets d’intégration dans les domaines du transport et de l’énergie ?

– Durant cette période, la Turquie développait des relations étroites avec l’Union européenne et se renforçait en tant qu’État davantage engagé en faveur des valeurs démocratiques, des droits de l’homme, de l’État de droit et des libertés constitutionnelles. Après l’arrivée au pouvoir du Parti de la Justice et du Développement en 2002, ces processus se sont encore accélérés.

Créée initialement sous le nom de Conseil des États turciques, la structure a été rebaptisée Organisation des États Turciques en 2020. Elle s’est dotée d’un secrétariat indépendant et elle est devenue un mécanisme efficace, élaborant des politiques communes et adoptant un modèle d’intégration qui s’est consolidé au fil des années.

Un facteur clé du renforcement de la coopération a été l’Initiative « la Ceinture et la Route », reliant la Chine au Royaume-Uni, c’est-à-dire Pékin à Londres. Son principal corridor traverse la région caspienne, passe par les territoires du monde turcique et mène vers la Turquie et l’Europe, ce qui a progressivement renforcé les relations.

Un autre axe majeur a été la coopération énergétique, puisque les États turciques d’Asie centrale (à l’exception du Kirghizstan) disposent d’importantes réserves de gaz naturel et de pétrole. Des accords ont été conclus progressivement pour exporter ces ressources vers l’Europe via la Turquie.

– Compte tenu du renforcement rapide de l’intégration politico-militaire turcique, avec Bakou comme centre névralgique, quels défis et quels risques peuvent émerger de la part d’acteurs extérieurs, principalement la Russie et l’Iran, et comment l’Organisation prévoit-elle de les neutraliser ?

– Bien entendu, lorsqu’on évoque ces relations, il faut souligner le lien particulier entre la Turquie et l’Azerbaïdjan. Il repose sur de profondes attaches historiques remontant à la libération de Bakou en 1918. Comme on le sait, l’Azerbaïdjan a alors créé le premier État national turcique indépendant, et l’Empire ottoman, en particulier l’Armée islamique du Caucase, y a joué un rôle majeur.

La victoire lors de la seconde guerre du Karabakh, en novembre 2020, a encore renforcé et consolidé cette relation spéciale.

En utilisant ses drones et UAV de frappe dans la région, et grâce à sa capacité de dissuasion qui a empêché la Russie d’intervenir dans le conflit, la Turquie a apporté une contribution considérable au conseil militaire, à la préparation et à la restructuration de l’armée azerbaïdjanaise. Ces facteurs ont joué un rôle décisif, et la guerre patriotique de 44 jours est devenue le point de départ d’un processus entièrement nouveau. D’autres États turciques ont également perçu l’effet multiplicateur géopolitique créé par la coopération entre la Turquie et un État turcique du Caucase du Sud. Par la suite, l’Ouzbékistan s’est joint à cet alignement.

Récemment, l’Ouzbékistan et l’Azerbaïdjan ont signé un accord de coopération stratégique largement similaire à la Déclaration de Choucha conclue avec la Turquie. Et lors du dernier sommet à Achgabat, l’Organisation des États Turciques a décidé de créer une nouvelle architecture de sécurité et de défense, avec l’Azerbaïdjan – c’est-à-dire Bakou – comme centre. Désormais, des exercices militaires conjoints des États turciques se tiendront à Bakou, formant un modèle d’intégration rappelant à la fois l’OTAN et l’Union européenne. Naturellement, cela a suscité de vives inquiétudes dans certains pays de la région.

La Russie, qui un an plus tôt rejetait encore les excuses et les demandes d’indemnisation après l’abattage d’un avion azerbaïdjanais et tolérait un traitement injuste de la diaspora azerbaïdjanaise sur son territoire, a finalement décidé de normaliser ses relations avec l’Azerbaïdjan, reconnu les demandes de compensation et choisi de restaurer les liens.

Ainsi, aujourd’hui, même le Turkménistan, qui maintenait auparavant un statut de neutralité totale et de non-alignement, jouera progressivement un rôle plus actif et moteur au sein de l’Organisation des États Turciques. L’intégration du gaz turkmène à la Turquie via l’Azerbaïdjan renforcera encore ces relations. Toutefois, des problèmes persistent malheureusement au Kazakhstan et au Kirghizstan.

– Alors que la guerre en Ukraine a détourné l’attention de la Russie de l’Asie centrale, mais qu’un éventuel accord de paix pourrait la ramener dans la région, quelles étapes stratégiques les États turciques doivent-ils prioriser dès maintenant pour renforcer leurs positions et éviter un nouveau cycle de dépendance géopolitique vis-à-vis de Moscou ?

– Au Kazakhstan, l’influence russe demeure assez forte. Au Kirghizstan, comme on le sait, l’influence chinoise prédomine, et les deux pays montrent une volonté croissante d’approfondir leur intégration avec des partenaires extérieurs. Si l’on adopte une vision d’ensemble, on peut dire que le nouveau modèle d’interaction de la Turquie avec les États turciques d’Asie centrale et la création d’un nouvel espace architectural à travers l’Organisation des États Turciques placent Ankara dans une position importante dans la compétition entre la Russie et la Chine.

Il n’y a pas si longtemps, la Russie considérait la région uniquement comme son « arrière-cour », tandis que la Chine exerçait une forte influence via l’Ouzbékistan et l’Afghanistan. Aujourd’hui, nous observons un affaiblissement progressif de cette influence chinoise. À mesure que l’influence de la Turquie s’accroît et que la souveraineté et l’indépendance des États turciques se renforcent, l’influence de la Chine recule.

Par ailleurs, la guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine il y a quatre ans a considérablement limité la capacité de Moscou à se concentrer sur la région. Dans le même temps, la relance du dossier du corridor de Zanguezour, désormais rebaptisé « Route de la paix de Trump », est devenue un facteur important de renforcement de la présence américaine dans la région. Il existe également de sérieuses contradictions entre la Chine et la Russie concernant la Sibérie.

La Chine, État géant doté d’une population immense et d’une économie puissante, ressort presque toujours gagnante de sa coopération avec la Russie. Cependant, alors que l’Ukraine agit conjointement avec l’OTAN et l’Europe, la politique d’exclusion du président Trump a conduit à la formation d’une alliance plus étroite entre la Russie, la Chine et l’Inde. Pour l’Organisation des États Turciques, cela peut être considéré comme un facteur positif à ce stade.

En effet, tant que ces puissances sont occupées par leurs contradictions internes, elles manquent de temps et de ressources pour se concentrer sur l’Asie centrale. Mais si la guerre en Ukraine devait aboutir à un règlement pacifique dans le cadre d’un « plan en 28 points » ou d’un « plan Trump », l’intérêt de la Russie pour la région s’intensifierait malheureusement de nouveau. Cela pourrait conduire Moscou à tenter de limiter le rôle de la Turquie, tant dans le Caucase du Sud qu’en Asie centrale.

Toutefois, la Russie, en particulier dans le contexte de la guerre en Ukraine, s’est retrouvée dans la position d’un État qui, en raison de sa nature impériale et expansionniste, a été largement écarté du système international, avant tout par l’Europe. Son redressement économique, politique et diplomatique prendra donc probablement du temps. Et les États turciques doivent utiliser ce temps de la manière la plus efficace possible.

– Quelles mesures concrètes la Turquie et l’Azerbaïdjan devraient-ils prendre, selon vous, dans les années à venir pour protéger le développement d’un système de défense unifié et d’un espace culturel commun face aux pressions extérieures et aux tentatives de « division » du monde turcique ?

– Il est particulièrement important de renforcer l’industrie de défense et, conjointement avec la Turquie, de construire un système unifié de défense aérienne, ainsi que d’élever la coopération militaire à un niveau plus élevé et institutionnalisé. L’indépendance est impossible sans autosuffisance économique. La consolidation économique et son renforcement constituent donc des enjeux qui doivent être résolus dans les trois à quatre prochaines années.

Il est tout aussi essentiel d’approfondir les liens culturels. Le « soft power » joue un rôle clé dans la formation de l’opinion publique au sein des États et dans la préparation des sociétés à une interaction plus étroite. Aujourd’hui, la Turquie accueille des milliers, voire des dizaines de milliers d’étudiants issus du monde turcique, en particulier d’Azerbaïdjan.

Ces processus doivent être encore renforcés par des institutions telles que Yunus Emre, Mevlana, Maarif, TİKA et d’autres. À ce stade, l’un des défis les plus sérieux pour le monde turcique pourrait être les tentatives de puissances impérialistes et expansionnistes – en particulier certaines pratiques manipulatrices récemment démontrées par l’Union européenne – visant à saper les relations entre les États turciques. De telles ingérences ne doivent pas être tolérées.

Les États turciques doivent placer le partenariat entre eux au-dessus de leurs relations avec tout autre pays.

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