LA QUESTION DE LA FRONTIERE ENTRE LA TURQUIE ET L'ARMENIE
Paris / La Gazette
Le règlement de la paix entre Bakou et Erevan sera la clef de l'ouverture de cette frontière.
Les accords conclus le 8 août à Washington par les dirigeants de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie, en présence du président américain, ont non seulement donné une impulsion majeure au processus de normalisation des relations arméno-azerbaïdjanaises, mais ils ont aussi créé certaines prémisses pour un règlement des relations entre l’Arménie et la Turquie, ouvrant potentiellement la voie à une réouverture de la frontière entre les deux pays.
Dans ce contexte, il est intéressant de noter que des médias internationaux bien informés n’écartent pas non plus une telle possibilité. L’agence Bloomberg, citant des sources proches du dossier, rapporte ainsi que « la Turquie envisage d’ouvrir sa frontière terrestre avec l’Arménie dans les six prochains mois, ce qui mettrait fin à la dernière frontière fermée depuis la fin de l’ère de la guerre froide en Europe et ouvrirait la voie à une relance du commerce dans le Caucase ».
Quelle est la probabilité d’un tel scénario ?
Il convient d’emblée de relever que ces derniers temps, le processus de normalisation arméno-turc connaît effectivement certaines avancées. Ainsi, après la rencontre historique de Washington, un sixième cycle de négociations a réuni les envoyés spéciaux de la Turquie et de l’Arménie, Serdar Kılıç et Ruben Rubinyan, au cours duquel les parties ont confirmé les points d’accord enregistrés lors des rencontres précédentes.
Cependant, malgré ce contexte positif, il nous semble prématuré d’évoquer l’ouverture de la frontière arméno-turque dans les six prochains mois. Et ce, avant tout parce que la normalisation complète entre Ankara et Erevan n’est envisageable qu’une fois la paix définitivement établie entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Cette position constitue un élément constant du vecteur politique turc, confirmé par les faits : la frontière est fermée depuis 1993 à l’initiative d’Ankara, en réaction à l’occupation par l’Arménie du district azerbaïdjanais de Kelbadjar.
Depuis la guerre de 44 jours, qui avait vu l’Azerbaïdjan remporter une victoire décisive et libérer ses territoires de l’occupation arménienne, la position turque n’avait pas changé. Les autorités avaient réaffirmé à plusieurs reprises que le règlement turco-arménien n’était possible qu’à condition que l’Arménie satisfasse les exigences de Bakou dans le cadre de l’agenda de paix, dont la principale est la modification de la Constitution arménienne pour en retirer toute mention de revendication territoriale à l’encontre de l’Azerbaïdjan.
Dans ces conditions, la position d’Ankara exclut totalement une ouverture de la frontière tant qu’une paix définitive n’aura pas été conclue dans la région – un scénario qui ne peut raisonnablement s’inscrire dans la fenêtre temporelle évoquée de « six mois ». D’autant que, selon les déclarations des autorités arméniennes, le référendum destiné à inscrire ces modifications constitutionnelles est prévu après les élections législatives de juin prochain. Voilà pour le premier point.
Instabilité politique à Erevan
Second élément : la scène politique intérieure arménienne traverse actuellement une phase de forte turbulence. L’opposition, avec un soutien extérieur non négligeable, multiplie les actions pour empêcher la victoire du parti au pouvoir, le « Contrat civil », lors des prochains législatives. Dans ces conditions, rien ne garantit que ce rendez-vous électoral se déroulera sans complications, malgré les efforts du gouvernement en place.
Des ambiguïtés dans la position arménienne
Troisième facteur : rien ne permet d’affirmer avec certitude que les dirigeants arméniens feront preuve de la volonté politique nécessaire pour amender la Constitution. Des déclarations parfois contradictoires émanant d’Erevan suscitent des doutes. À titre d’exemple, le président de la Cour constitutionnelle, Arman Dilanyan, a affirmé à Radio Liberty que la Loi fondamentale ne contenait prétendument aucune revendication territoriale, ni contre l’Azerbaïdjan ni contre d’autres États.
Or, cette déclaration est intervenue peu après que Nikol Pachinian a déclaré que la nouvelle Constitution arménienne ne devrait pas renvoyer à la Déclaration d’indépendance, laquelle comporte des revendications territoriales envers l’Azerbaïdjan.
Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, l’idée d’une ouverture de la frontière arméno-turque dans les six prochains mois relève davantage du vœu pieux que d’un scénario réaliste.
La position détaillée d’Ankara
Pour conclure, citons les propos du ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, tenus devant la Commission parlementaire du plan et du budget, où il a expliqué en détail pourquoi la Turquie n’ouvre pas la frontière. Il a d’abord souligné qu’Ankara comprenait parfaitement les motivations d’Erevan, désireux de restaurer ses liens économiques et de sortir de son isolement diplomatique. Mais il a aussi averti qu’une ouverture prématurée des frontières, dans un contexte encore incertain, créerait une situation où l’Arménie pourrait ralentir, voire esquiver la signature de l’accord de paix, replongeant la région dans une impasse politique permanente :
« Si la Turquie normalise ses relations avec l’Arménie avant la conclusion d’un accord de paix, Erevan perdra l’un de ses principaux leviers pour finaliser les négociations avec Bakou. Et nous ne voulons pas d’un conflit gelé dans le Caucase du Sud. »
En conclusion, à ce stade de l’évolution de la question, Fidan a également rappelé qu’à Washington, le 8 août, l’Azerbaïdjan et l’Arménie avaient paraphé le texte d’un accord de paix, mais que deux questions essentielles restaient en suspens : la mise en place d’un passage sans entrave par le corridor du Zanguezour et la modification de la Constitution arménienne, qui contient encore des dispositions incompatibles avec la reconnaissance internationale des frontières azerbaïdjanaises. Selon le ministre, « si ces questions sont réglées, la Turquie ouvrira la frontière ».