Lagazette

GEORGIE : INVESTISSEMENT DE 6,5 MILLIARDS DE DOLLARS D'UNE SOCIETE EMIRATIE - QUESTIONS ET CONTROVERSES

26 Novembre 2025 15:02 (UTC+01:00)
GEORGIE : INVESTISSEMENT DE 6,5 MILLIARDS DE DOLLARS D'UNE SOCIETE EMIRATIE - QUESTIONS ET CONTROVERSES
GEORGIE : INVESTISSEMENT DE 6,5 MILLIARDS DE DOLLARS D'UNE SOCIETE EMIRATIE - QUESTIONS ET CONTROVERSES

« Aujourd’hui, nous posons la pierre d’un projet qui, par sa substance et son envergure, écrit un chapitre historique dans le développement de notre pays », déclarait le Premier ministre géorgien du Rêve Géorgien, Irakli Kobakhidze, le 21 octobre lors de l’inauguration du bureau de Eagle Hills à Tbilissi. Le bureau se situe dans l’immeuble historique rénové de l’ancien cinéma Rustaveli, en face du parlement et donc au cœur des manifestations anti-gouvernementales en cours.

Les autorités affirment que Eagle Hills, société immobilière basée à Abu Dhabi, est prête à investir plus de 6 milliards de dollars en Géorgie, qualifiant ce projet de « plus grand investissement de l’histoire du pays ». Pour le Rêve Géorgien, qui peine à apaiser les inquiétudes de l’opinion publique sur l’éloignement de la Géorgie de l’Occident, le projet semble avoir une valeur particulière.

Le projet immobilier et d’aménagement s’étend sur 260 hectares à Gonio, près de Batoumi, et 590 hectares à Krtsanisi, près de Tbilissi. Annoncé pour la première fois lors de la visite de Kobakhidze aux Émirats arabes unis en janvier, il a retrouvé le devant de la scène en septembre lorsque Bidzina Ivanishvili, fondateur discret du parti au pouvoir, a fait une rare apparition publique pour accueillir personnellement une délégation émiratie dirigée par le président des Émirats, Mohamed ben Zayed Al Nahyan.

Malgré les efforts du gouvernement pour présenter l’investissement comme un moteur de prospérité, le projet a fait l’objet de critiques sur plusieurs fronts. La société civile et les groupes progressistes s’inquiètent de plus en plus du secret commercial entourant l’accord et de l’impact environnemental potentiel du méga-projet. Parallèlement, après des mois de rhétorique et de politiques anti-immigration, le Rêve Géorgien doit désormais se défendre contre ce que ses détracteurs de droite qualifient « d’arabisation ».

« Green City » à Krtsanisi, complexe « premium » à Gonio

La construction de ce que les autorités décrivent comme une « ville verte » à Krtsanisi et un « complexe haut de gamme » à Gonio doit débuter dans les mois à venir, l’État détenant 33 % du projet. Selon les officiels, le développement comprendra environ 16 000 logements et appartements, des hôtels totalisant plus de 1 400 chambres et appartements, ainsi que des zones commerciales et de loisirs.

Le gouvernement assure que le projet générera plus de 30 000 emplois pendant et après les travaux, lesquels devraient être confiés à des entreprises locales. L’impact économique direct est estimé à 11 milliards de GEL (environ 4 milliards de dollars), avec des centaines de millions de GEL de recettes fiscales annuelles, et un profit annuel moyen de 200 000 GEL pour l’État, en tant qu’actionnaire à 33 %.

Selon Mohamed Alabbar, fondateur de Eagle Hills, 60 % des biens immobiliers seront destinés à des acheteurs internationaux, notamment des investisseurs des Émirats et des Géorgiens de l’étranger. « Les Émiratis voudront acheter ici. Les Géorgiens vivant à l’étranger, et d’autres nationalités qui aiment ce pays, pour eux ce sera une seconde maison ou un lieu de repos, certains pourront même vouloir s’y installer définitivement », a-t-il déclaré à Imedi TV le 22 octobre.

Eagle Hills et ses précédentes controverses

Alabbar, investisseur émirati de premier plan, a fondé Eagle Hills en 2014. Il est surtout connu comme cofondateur et président d’Emaar Properties, le géant derrière le Burj Khalifa, partiellement détenu par le fonds d’investissement de Dubaï (ICD). Eagle Hills est une entreprise privée opérant dans 20 pays, avec plus de 90 hôtels et resorts et 17 centres commerciaux.

Cependant, la société a déjà fait face à des controverses dans plusieurs pays. Cette année, les autorités hongroises se sont retirées du méga-projet « Grand Budapest » d’Eagle Hills, d’une valeur de 12 milliards, surnommé « Mini-Dubaï », après des protestations publiques liées à un manque de transparence et des craintes de corruption.

En Serbie, le projet Belgrade Waterfront, mené par Eagle Hills, a suscité des protestations, notamment en raison de démolitions controversées en 2016, et a continué à être scruté pour des problèmes liés aux conditions de travail. Au Monténégro, le projet de plage Velika Plaža, visant à aménager 12 km de côte adriatique, a également déclenché des manifestations similaires.

Inquiétudes liées au secret commercial

Les interrogations se sont intensifiées après que Kobakhidze a qualifié l’accord d’investissement de « secret commercial ».

« Ils luttent contre nous au nom de la transparence, mais concluent eux-mêmes un accord secret de 6 milliards de dollars sur notre sol sans nous informer », a dénoncé le mouvement progressiste Mouvement pour la Démocratie Sociale le 9 novembre. Ses membres ont exprimé à plusieurs reprises leur inquiétude sur les impacts sociaux et économiques. « Ce projet sert à garantir que seuls les plus riches proches du Rêve Géorgien auront accès à l’air, aux forêts, aux rivières, et que tous les biens publics deviennent privés », a déclaré Tatia Dvali lors d’un rassemblement le 10 novembre.

Certains contestent également la faisabilité économique du projet. Nikoloz Shurghaia, financier, estime que la promesse de 6,6 milliards de dollars — environ la moitié du budget national géorgien — est irréaliste, pointant des incohérences économiques et l’absence de données sur les risques et impacts environnementaux.

Nikoloz Alavidze, ancien vice-ministre de l’Économie, a calculé que la participation de l’État à 33 % rapporterait au maximum 2,2 milliards de dollars sur dix ans, soit un retour sur investissement annuel de seulement 3,4 %, « très faible pour un projet à haut risque », selon lui.

Préoccupations environnementales

L’impact environnemental du projet suscite également des inquiétudes, notamment pour le parc de Krtsanisi, situé entre Tbilissi et Rustavi. Ce parc de 200 hectares représente « un écosystème de plaine inondable du fleuve Mtkvari, riche en flore et faune », selon l’Agence nationale de la faune.

« Cet endroit sera brutalement détruit », alerte Sopia Shvelidze, militante de l’initiative « Sauvons le parc de Krtsanisi ». L’experte Nino Chkhobadze décrit le parc comme une « oasis d’air frais » indispensable pour les habitants.

Le discours sur « l’arabisation »

Le projet a déclenché une vague de réactions nationalistes, certains craignant la création de « villes arabes » et l’« arabisation » de la Géorgie. Des groupes ultra-conservateurs et anti-immigration, comme Alt-Info et le Mouvement Conservateur, ainsi que des partis d’opposition plus traditionnels, ont relayé ces craintes.

« Notre gouvernement veut que les Géorgiens ne soient que du personnel au service des étrangers dans un pays qui ne sera géorgien qu’en nom », affirme Zurab Makharadze, leader d’Alt-Info. Lelo pour la Géorgie, parti pro-occidental, a également critiqué le projet comme « ambigu et économiquement défavorable pour la Géorgie », soulevant des risques pour l’économie, la démographie et la sécurité nationale.

À l’inverse, Giga Bokeria, chef du parti fédéraliste, considère la rhétorique sur l’« arabisation » comme une approche malsaine, soulignant que la migration massive actuelle provient surtout de Russie et non des pays arabes.

Le Rêve Géorgien défend l’investissement

Le Rêve Géorgien, à travers Kobakhidze et la ministre de l’Économie Mariam Kvrivishvili, défend le projet avec vigueur. Le 23 novembre, la chaîne pro-gouvernementale Imedi TV a accusé les médias critiques de saboter l’économie nationale.

Le 16 novembre, Kobakhidze a publié une vidéo de neuf minutes qualifiant d’« anti-étatique » la campagne menée par les opposants, tout en réfutant les accusations d’implantation de « villes arabes ». Il a précisé que 60 % des logements vendus à des étrangers représentent 9 600 appartements, rappelant que plus de 60 000 appartements ont déjà été acquis par des étrangers sans poser de problème démographique.

Kobakhidze a également assuré que les terres resteront « exclusivement destinées au développement » et que l’État reste copropriétaire. Quant au secret commercial, il le justifie par la législation géorgienne et les pratiques internationales, affirmant que cela permet à la société d’avoir une plus grande flexibilité pour de futures négociations.

Loading...
L'info de A à Z Voir Plus