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LES AIGREURS D'UNE JOUTE VERBALE ENTRE L'IRAN ET LES EMIRATS ARABES UNIS AUTOUR DE TROIS ILOTS

15 Décembre 2025 18:22 (UTC+01:00)
LES AIGREURS D'UNE JOUTE VERBALE ENTRE L'IRAN ET LES EMIRATS ARABES UNIS AUTOUR DE TROIS ILOTS
LES AIGREURS D'UNE JOUTE VERBALE ENTRE L'IRAN ET LES EMIRATS ARABES UNIS AUTOUR DE TROIS ILOTS

Paris / La Gazette

Un différend territorial mineur qui révèle un choc de mémoires historiques, d'orgueil national et de stratégies régionales concurrentes

Le Moyen-Orient n’a guère besoin d’un nouveau foyer de tensions. Pourtant, un conflit ancien est en train de se raviver discrètement — cette fois entre l’Iran et les Émirats arabes unis. La rhétorique venue de Téhéran dévoile à quel point certaines blessures du passé restent ouvertes et non résolues.

En début de semaine dernière, Ali Akbar Velayati, conseiller principal du Guide suprême iranien pour les affaires internationales, a livré une charge virulente accusant les Émirats de formuler des « revendications coloniales infondées » sur les îles de la Grande Tumb, de la Petite Tumb et d’Abou Moussa. Son message, publié par l’agence Mehr et largement relayé dans les médias iraniens, dépassait de loin la posture diplomatique habituelle. Il s’agissait d’un véritable réquisitoire contre la politique étrangère des Émirats, leur rôle dans les conflits régionaux et, implicitement, leur alignement stratégique avec les États-Unis.

Velayati a mis en cause l’implication émiratie au Yémen, suggéré qu’Abou Dhabi poursuivait une expansion maritime pour le compte de Washington, accusé le pays d’occuper l’île de Socotra et même laissé entendre qu’il contribuait à la fragmentation du Soudan. Son avertissement selon lequel la « patience » de l’Iran « n’est pas illimitée » visait clairement à hausser le niveau de la confrontation.

Ce n’est pas la première fois que ces îles refont surface comme symbole de tensions géopolitiques. Mais le moment choisi, le ton employé et le contexte régional donnent à cet épisode une portée particulière. Au fond, il ne s’agit pas seulement d’un litige juridique sur la souveraineté, mais d’un révélateur de la manière dont les deux pays se perçoivent dans un Moyen-Orient en pleine mutation.

La République islamique considère le golfe Persique comme sa sphère d’influence naturelle, dans le prolongement d’un héritage historique remontant à l’époque des shahs. Bien avant la révolution de 1979, Mohammad Reza Pahlavi se présentait déjà comme le « gendarme du Golfe ». Défendre ces îles ne relève donc pas uniquement de la géographie : c’est préserver le récit d’un Iran puissance régionale, capable de façonner son environnement stratégique. L’identité politique de Téhéran a toujours mêlé nationalisme et idéologie révolutionnaire, et les revendications territoriales se situent précisément à cette intersection.

Abou Dhabi, de son côté, se voit comme un État moderne, souverain et affirmé, refusant d’accepter les hiérarchies régionales héritées des années 1970. Ses dirigeants ne veulent plus être traités comme des acteurs secondaires dans un système géopolitique dominé par de grands voisins. Les îles incarnent à la fois un contentieux historique et un enjeu de dignité nationale. Dans une région où le symbole compte presque autant que la puissance militaire, les Émirats défendent leur propre lecture de l’histoire — fondée sur des revendications arabes, des arrangements administratifs antérieurs à 1971 et la conviction que ces territoires ont été saisis par l’Iran à la faveur du vide géopolitique laissé par le retrait britannique « à l’est de Suez ».

Ces récits concurrents seraient déjà difficiles à concilier en temps calme. Or le Moyen-Orient d’aujourd’hui est tout sauf apaisé.

L’Iran est engagé dans une confrontation sur plusieurs fronts avec Israël, subit la pression économique des sanctions américaines, fait face à un mécontentement politique interne et à des voisins arabes de plus en plus affirmés. Ouvrir un nouveau front, même sur le plan rhétorique, risque d’étirer davantage des ressources déjà limitées et d’accentuer son isolement.

Les Émirats, à l’inverse, se sont imposés comme un pivot régional : riches, intégrés à l’économie mondiale, diplomatiquement agiles et de plus en plus sûrs d’eux dans la projection de leurs intérêts à l’étranger. Ils ont tissé des liens solides avec l’Occident, normalisé leurs relations avec Israël, investi massivement en Afrique et en Asie, et se sont positionnés comme un nœud central du commerce et des flux énergétiques mondiaux.

Dans ce contexte, le différend sur les îles dépasse le simple héritage du passé : il devient un test de la coexistence de deux modèles étatiques radicalement différents, de part et d’autre du Golfe.

Fait notable, malgré les accusations enflammées de Velayati, la plupart des analystes s’accordent à dire qu’aucune des deux parties ne souhaite une escalade. L’Iran sait qu’une confrontation militaire avec un État du Golfe aligné sur les États-Unis aurait des conséquences bien au-delà de ces îlots. Les Émirats, prospères et stables, n’ont quant à eux aucun intérêt à compromettre des décennies de progrès économique en défiant militairement un voisin plus grand et imprévisible.

Mais ce différend reste lourd de sens, car il met en lumière la fragilité persistante de la région.

Les îles se situent à l’entrée du détroit d’Ormuz, un passage stratégique par lequel transite près d’un tiers du commerce mondial de pétrole. Celui qui les contrôle détient non seulement un pouvoir symbolique, mais aussi un avantage tactique potentiel. C’est pour cette raison que le Shah d’Iran s’en est emparé en 1971, et que les Émirats n’ont jamais cessé de contester cette décision.

Les griefs historiques, eux aussi, demeurent. Les îles ont été tour à tour habitées par des Perses et des Arabes ; elles ont accueilli pêcheurs, plongeurs de perles, commerçants et contrebandiers. Leur souveraineté était floue bien avant l’émergence des États modernes du Golfe. Mais l’ambiguïté engendre le conflit, et lorsque les Britanniques se sont retirés, le vide a été comblé par la force, façonnant les récits pour des générations.

Après la guerre du Golfe de 1990-1991, les Émirats espéraient un assouplissement de la position iranienne. Il n’en fut rien : le président Rafsandjani déclara alors que les îles ne seraient rendues aux Émirats qu’« à travers une mer de sang ». Cette phrase continue de structurer la perception émiratie de l’Iran.

Mais l’aspect le plus révélateur du différend actuel est peut-être ailleurs : les Émirats se sont érigés en modèle de réussite économique, d’innovation technologique et de connectivité mondiale ; l’Iran, malgré d’immenses richesses naturelles — y compris les ressources offshore à proximité des îles disputées — n’est pas parvenu à transformer ces atouts en prospérité.

Le contraste est saisissant. Et il explique sans doute la dureté de la rhétorique de Téhéran : il est plus aisé de menacer, d’accuser et de raviver les blessures du passé que de rendre des comptes sur les raisons pour lesquelles l’un des pays les plus riches en ressources du Moyen-Orient peine à offrir à sa population ce que ses voisins ont su construire.

Cela ne signifie pas que les Émirats soient exempts de critiques. Leur intervention au Yémen, leurs ambitions en mer Rouge et l’élargissement de leur empreinte géopolitique suscitent des controverses. Mais leur réussite à bâtir stabilité et prospérité pour leurs citoyens est indéniable, et le contraste avec la trajectoire iranienne est frappant.

Au final, le différend autour de trois minuscules îles rappelle que l’histoire du Moyen-Orient n’est jamais totalement close. Les frontières portent encore l’empreinte du retrait colonial, des ambitions autoritaires et des recompositions géopolitiques. Mais il rappelle aussi une autre réalité : dans le Moyen-Orient d’aujourd’hui, le pouvoir appartient de plus en plus non pas à ceux qui invoquent des cartes anciennes ou profèrent les menaces les plus sévères, mais à ceux qui construisent un avenir que leurs citoyens ont envie de défendre.

Les Émirats l’ont fait. L’Iran le pourrait encore, s’il choisissait une voie qui dépasse les menaces et commence, enfin, à regarder vers l’intérieur.

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