« BAKOU ET EREVAN ONT BESOIN DE PAIX. TOUTES LES AUTRES OPTIONS, NOUS LES AVONS DEJA ESSAYEES… »
Paris / La Gazette
Entretien de Caliber.Az avec Samvel Meliksetyan, représentant de la délégation arménienne de l’initiative « Pont de la paix » et expert du Centre d’études de politique de sécurité.
— Quels étaient les objectifs principaux de la visite de retour du groupe de la société civile arménienne à Bakou ? En quoi différait-elle de la première rencontre à Erevan ?
— Cette visite à Bakou faisait suite aux travaux et discussions engagés après notre première réunion à Erevan, qui, à mon sens, avait été particulièrement productive. Nous avions alors fait connaissance, discuté des premières idées clés et posé la question : « Comment les mettre en œuvre ? » Chaque partie a poursuivi la réflexion après cette première rencontre, et à Bakou nous avons pu examiner concrètement ce qui pouvait être réalisé.
Les sujets touchent à divers volets de la normalisation arméno-azerbaïdjanaise : les communications de transport, la frontière, les contacts directs entre populations, les médias, ou encore la lutte contre les fausses informations, qui sont inévitablement présentes dans ce processus et risquent même de se multiplier. Car certaines déclarations ou publications peuvent susciter de l’inquiétude soit en Arménie, soit en Azerbaïdjan, avant qu’on ne découvre qu’il s’agissait d’une manipulation ou d’une interprétation produite par certains groupes. Plus notre format de dialogue s’élargit, plus ces cas se multiplient ; il faut donc comprendre comment y réagir et comment les contrer.
Lors de la venue du groupe azerbaïdjanais à Erevan, de nombreuses questions des médias arméniens s’adressaient en réalité aux participants azerbaïdjanais. Une dynamique similaire s’est produite à Bakou, même dans un format un peu plus restreint. Cela reste néanmoins une avancée. Désormais, nous devons réfléchir à rendre plus accessible l’information sur notre travail, à améliorer notre interaction avec les médias et les sociétés des deux pays.
Pourquoi ? Parce que certains sujets ont déjà été longuement discutés entre experts arméniens et azerbaïdjanais, et une compréhension mutuelle existe quant aux positions de chacun. Mais la réaction du public ou des médias reste parfois totalement imprévisible et déconnectée du dialogue en cours dans les cercles d’experts. Le grand public ne dispose pas de ces informations de base ; d’où la nécessité d’expliquer ce que nous faisons et en quoi le dialogue peut être utile. Il faut que les citoyens comprennent les nuances du processus et voient comment ils peuvent y contribuer. Nos idées et propositions sont nombreuses, et les prochaines étapes devraient conduire à des résultats concrets.
Il est important de rappeler que dans les années 1990 et 2000, des initiatives existaient déjà — des visites mutuelles de journalistes, d’experts ou de représentants de la société civile — mais elles restaient sans suite. Ces échanges étaient portés par des organisations internationales. Cette fois, il s’agit d’une démarche différente : un contact direct, dont la continuité est déjà assurée. Le nombre de rencontres va augmenter, tout comme les interactions avec les médias, les organisations civiles et les professionnels de divers secteurs.
— Vous évoquez l’élargissement du groupe et l’approfondissement des thèmes de coopération. Avez-vous des exemples concrets ?
— Ce n’est pas tant le groupe qui s’élargit que l’initiative elle-même. Notre groupe constitue le noyau fondateur du dialogue, mais de nouvelles questions apparaissent, par exemple celles liées aux communications, pour lesquelles nous manquons de spécialistes. Il nous faut donc de nouveaux participants, arméniens et azerbaïdjanais, capables de préparer des analyses et recommandations spécifiques.
Autre exemple : la question des toponymes, qui suscite souvent des réactions très vives dans nos sociétés. Il nous faut des experts capables d’établir un vocabulaire commun, d’indiquer comment aborder ces sujets dans les médias, quels termes employer, etc. Cela exige l’arrivée de nouveaux spécialistes.
À ce stade, notre activité ne se limite plus au travail avec les médias : elle inclut les questions de transport, les contacts à la frontière, les échanges avec les populations locales. Des visites dans les régions d’Arménie et d’Azerbaïdjan sont également prévues.
— Vous êtes politologue de profession. Comment mobilisez-vous vos compétences au sein du « Pont de la paix » ?
— Ces dernières années, j’ai surtout travaillé sur des propositions concernant la démarcation et la délimitation de la frontière, les questions frontalières et les communications de transport. Le Centre d’études de politique de sécurité d’Erevan, que je représente, a été l’un des initiateurs de ces pistes de dialogue. C’est ma spécialisation principale au sein du groupe.
Mais grâce à ma formation complémentaire, je m’intéresse également aux récits historiques, à l’histoire du conflit ; j’essaie donc de contribuer aussi à ces volets.
— Dans un entretien à nos médias, vous avez regretté que, au début du conflit, les gens n’aient pas su contenir leurs émotions…
— Oui. C’est l’un des plus grands problèmes de ce type de confrontation. À mon avis, deux voies s’offrent à nous : analyser le problème pour tenter de le résoudre, ou au contraire se laisser emporter par l’émotion, l’agressivité, les accusations sans fin sur « qui a commencé ». Ce chemin est sans issue et ne conduit qu’à aggraver la situation.
— Comment la société arménienne réagit-elle aujourd’hui au travail de votre groupe et à l’ouverture d’un dialogue populaire, au-delà des politiques et diplomates ?
— Certaines forces politiques en Arménie réagissent négativement, et plusieurs ont déjà fait des déclarations critiques. Mais cela concerne surtout une partie active de la société, très engagée dans certains récits politiques.
Pour ce qui est de la société arménienne dans son ensemble, je pense qu’elle aspire à la paix — cela se reflète dans ses choix politiques, dans son absence de réactions excessives à certains événements. Les gens sont fatigués des mauvaises nouvelles, de la guerre, de la tension. Ils sont aussi lassés des discours alarmistes. Le dialogue leur donne un certain espoir : prudent, sceptique parfois, mais réel.
L’un de ces signaux d’espoir est venu du processus de délimitation de la frontière : beaucoup prédisaient un « apocalypse », et finalement rien de tel ne s’est produit. Puis est venue la Déclaration de Washington du 8 août, qui a renforcé ces attentes positives.
Nous sommes peut-être, disons, « quelque part entre ce qui était très mauvais et ce qui pourrait être mieux ». Cette ambivalence est compréhensible après plus de 30 ans de confrontation.
— Qu’est-ce qui vous a marqué lors de votre promenade à Bakou, notamment votre visite de l’église arménienne ?
— L’architecture et l’histoire font partie de mes domaines d’intérêt. Visiter le Palais des Chirvanchahs et d’autres monuments de Bakou m’a particulièrement inspiré. J’y ai remarqué certains éléments rappelant l’architecture chrétienne arménienne, tout comme nos propres monuments historiques portent l’influence de l’art islamique. Les ornements, les décors témoignent de ces échanges culturels.
Et puis, une fois à Bakou, on se rend compte qu’on n’est pas loin de chez soi : les gens s’y comportent presque comme à Erevan — même style vestimentaire, mêmes attitudes. Les points communs y sont plus marqués qu’à Tbilissi, où les différences sont plus nettes.
— Votre délégation a rencontré le conseiller du président d’Azerbaïdjan, Hikmet Hadjiyev. Quel souvenir gardez-vous de cette rencontre ?
— Lors de notre réunion à Erevan avec le secrétaire du Conseil de sécurité, Armen Grigoryan, j’avais eu l’impression d’un échange très sincère et informel. Je peux dire la même chose de notre rencontre avec M. Hikmet Hadjiyev : j’ai senti une grande ouverture, un véritable intérêt pour le dialogue.
L’importance de cette rencontre tient au fait que nous avons pu poser directement des questions sensibles et obtenir des réponses. Ce type d’échanges — qu’ils soient avec des experts ou avec des responsables — est précieux, et il nourrit l’optimisme.
Bien sûr, de nombreuses difficultés nous attendent encore pour trouver des points de convergence. Mais je crois qu’après des années où les leviers du conflit échappaient à Bakou et Erevan, les décisions se prennent désormais dans les deux capitales. C’est une occasion historique — et une responsabilité historique — pour les dirigeants des deux pays.
À nous, experts et représentants de la société civile, de les aider autant que possible. Et s’il existe une chance de parvenir à la paix, nous devons tout faire pour la saisir. Ne serait-ce que parce que toutes les autres options, y compris les plus douloureuses, nous les avons déjà traversées. Il n’existe pas d’alternative à une paix durable.