ABKHAZIE ET REGION DE TSKHINVALI : SCENARIOS POSSIBLES
Paris / La Gazette
Article de Vladimir Tskhvediani Le Premier ministre géorgien Irakli Kobakhidze a qualifié de « ligne rouge » la reprise des relations diplomatiques avec la Russie avant le retrait des troupes russes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud.
« Pour nous, l’essentiel est notre position de principe et le respect de nos lignes rouges. Ces lignes rouges sont liées à la question de la désoccupation. Il ne peut y avoir aucun compromis ici, et notre position ne sera pas révisée. Je l’affirme clairement », a déclaré Kobakhidze en réponse à une question des journalistes concernant une éventuelle reprise des relations diplomatiques avec la Russie, rompues après la guerre de 2008.
Lors du même briefing, le Premier ministre a raconté que l’ancienne ambassadrice des États-Unis en Géorgie, Kelly Degnan, après le début de la guerre russo-ukrainienne, « faisait des crises » lors de réunions avec les autorités géorgiennes, exigeant l’introduction de sanctions contre la Russie, mais a reçu un refus ferme. Le chef du gouvernement a ainsi montré que, malgré l’absence de relations diplomatiques avec Moscou, Tbilissi n’a pas l’intention de renoncer à la coopération économique avec elle.
Kobakhidze répondait en fait à une déclaration du ministère russe des Affaires étrangères, selon laquelle le Kremlin ne voit aucune condition préalable à la reprise du dialogue politique avec la Géorgie.
« Il n’existe aucune condition préalable à la reprise du dialogue politique entre la Russie et la Géorgie, car Tbilissi maintient la position du régime Saakachvili en liant la restauration des relations diplomatiques à l’abandon par la Russie de la reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. Cette exigence est nuisible et irréaliste pour la Géorgie elle-même. Moscou souligne que la décision de reconnaître ces républiques est irréversible. Malgré cela, la Russie reste ouverte à une nouvelle normalisation des relations, dans la mesure où Tbilissi le souhaitera. La balle est maintenant dans le camp de la Géorgie, qui, à notre avis, devrait être la plus intéressée », a déclaré le ministère russe.
Cette déclaration du ministère russe a suscité un véritable « enthousiasme » parmi l’opposition pro-occidentale en Géorgie. À première vue, c’est paradoxal : l’opposition affiche publiquement son « patriotisme » et son désir de restaurer l’intégrité territoriale, tandis que la position exprimée par Moscou va à l’encontre de cet objectif. Mais aujourd’hui, elle est bien plus préoccupée par la montée en popularité du gouvernement actuel. Si la possibilité apparaissait de rendre l’Abkhazie et la région de Tskhinvali par des moyens pacifiques - comme l’affirme le parti « Rêve géorgien » - la cote de la majorité au pouvoir deviendrait pratiquement inaccessible.
Les propos de Kobakhidze affirmant que l’intégrité territoriale de la Géorgie est une ligne rouge que le gouvernement ne franchira en aucun cas étaient attendus, y compris à Moscou. Il est également clair que la Russie cherche de manière informelle à établir des relations mutuellement avantageuses avec le « Rêve géorgien » sans rétablissement officiel des relations diplomatiques. La situation de Moscou est suffisamment complexe pour qu’elle ne puisse se permettre d’ignorer la neutralité de facto de la Géorgie et sa coopération informelle, mais productive, avec Tbilissi.
Pour comprendre pourquoi le ministère russe des Affaires étrangères n’est pas aujourd’hui prêt à soulever officiellement la question du retrait de la reconnaissance de « l’indépendance » des territoires géorgiens occupés - l’Abkhazie et l’« Ossétie du Sud » (récemment supprimée administrativement par Tbilissi sous le nom de « région de Tskhinvali ») - il faut tenir compte du contexte actuel dans lequel se trouve la Russie.
La guerre contre l’Ukraine est dans l’impasse. Malgré les déclarations triomphales de la propagande russe, une victoire rapide s’est révélée impossible. De facto, Moscou soutient globalement le « plan Trump » pour la fin du conflit.
Cependant, à l’automne 2023, la Russie a « intégré » à la Fédération de Russie les régions ukrainiennes de Kherson et de Zaporijjia, en modifiant sa Constitution. À Zaporijjia même, aucun référendum n’a été organisé, car la ville n’était pas sous contrôle russe, et les troupes russes ont ensuite quitté Kherson, qui est revenu sous contrôle ukrainien.
Selon les dernières informations, dans le cadre de la préparation du « plan Trump », Moscou n’a réussi qu’à obtenir la discussion d’une éventuelle cession d’une partie de la région de Donetsk située aujourd’hui sous contrôle ukrainien, en échange des zones occupées par la Russie dans les régions de Kharkiv, Soumy et Dnipropetrovsk. Mais rien ne garantit que Kiev acceptera un tel échange. Le reste de la région de Donetsk sous contrôle ukrainien est crucial pour la Russie en raison du canal Severski Donets – Donbass détruit : sans celui-ci, la région est pratiquement inhabitable. À Donetsk occupé, l’eau n’est fournie que 1 à 2 heures tous les trois jours, et elle n’atteint pas les étages supérieurs des immeubles.
Il n’est absolument pas question de céder Kherson ou Zaporijjia à la Russie dans le cadre du « plan Trump ». Mais si un accord de « gel » du conflit est signé, il faudra inévitablement retirer ces régions de la Constitution russe. C’est dans ce contexte qu’apparaît la question possible du retrait de la reconnaissance de l’Abkhazie et de l’« Ossétie du Sud ». La logique est simple : si Moscou accepte de renoncer à la reconnaissance des territoires géorgiens occupés, elle pourra, par analogie, retirer Kherson et Zaporijjia de sa Constitution. Ce qui ouvrirait la porte à des exigences bien plus vastes.
Cependant, la Russie semble vouloir « obtenir le maximum » dans les négociations sur l’Ukraine et refuse catégoriquement, pour l’instant, d’envisager l’exclusion de Kherson et Zaporijjia de ses « territoires constitutionnels ». Cela explique pourquoi le débat sur la reprise des relations diplomatiques avec la Géorgie apparaît maintenant dans l’espace médiatique : en rejetant fermement cette possibilité, le ministère russe augmente la pression dans les négociations sur l’Ukraine. Le moindre signe d’ouverture concernant la révision de la reconnaissance de l’Abkhazie et de la région de Tskhinvali serait interprété par les États-Unis comme un signal que Moscou pourrait aussi renoncer aux territoires ukrainiens - même symboliquement. Mais la Russie n’a envoyé aucun tel signal.
Cela signifie-t-il que la Géorgie doit renoncer à ses territoires occupés et que leur retour est impossible sans une défaite russe en Ukraine ? L’intérêt croissant de Moscou pour une coopération plus étroite avec Tbilissi empêche d’arriver à une telle conclusion.
La Russie a de plus en plus besoin de rétablir le transit ferroviaire via l’Abkhazie, qui lui donnerait un accès direct et court au corridor intermédiaire passant en Géorgie - particulièrement important à l’heure où la Chine soutient la construction d’un port en eau profonde à Anaklia, près de l’Abkhazie occupée. La Russie a déjà mené des travaux pour restaurer l’infrastructure ferroviaire en Abkhazie. Mais la position de Tbilissi reste inchangée : sans désoccupation et sans retour des réfugiés, aucun transit n’est possible. Dans un contexte de possible « gel » du conflit en Ukraine, le pragmatisme économique de Moscou pourrait tôt ou tard l’emporter.
De plus, on ignore sous quelle forme sera finalement signé un accord de paix entre la Russie et l’Ukraine. Si le Kremlin accepte finalement d’abandonner Kherson et Zaporijjia - qu’il ne contrôle déjà plus - la probabilité d’un retrait de la reconnaissance des territoires géorgiens occupés augmenterait brusquement, malgré les déclarations sévères actuelles.
L’existence même de projets séparatistes dans un statut « partiellement reconnu » devient un problème pour la Russie, qui compte plus de vingt autonomies nationales. La guerre en Ukraine a aggravé la situation : parmi les morts, la proportion de ressortissants des républiques nationales est disproportionnellement élevée. Leur taux de pertes dépasse largement celui de Moscou ou Saint-Pétersbourg, ce qui alimente des tendances séparatistes. Les Ossètes, particulièrement touchés, écrivent de plus en plus qu’ils ont « payé et surpayé » leur dette envers la Russie par le sang de leur peuple.
L’existence de régimes séparatistes sur les territoires géorgiens occupés exige de la Russie des ressources énormes et devient de plus en plus problématique. Les seuls arguments en faveur de leur maintien restent les bases militaires et l’usage du potentiel touristique de l’Abkhazie, devenue une sorte de « station balnéaire panrusse ». Mais à l’ère de la « guerre des drones », les bases militaires sur les territoires occupés sont de plus en plus vulnérables, et leur entretien détourne des ressources nécessaires ailleurs.
Par ailleurs, un nombre croissant de Russes pensent qu’un séjour en Géorgie unifiée et amicale serait beaucoup plus confortable et sûr, et que les investissements y seraient bien mieux protégés que dans des « républiques » séparatistes corrompues. Il est également évident pour le Kremlin que le Caucase du Nord, en plein développement, s’est transformé en un « cul-de-sac logistique » à cause de la question territoriale non résolue avec la Géorgie. Cela devient particulièrement critique avec l’essor rapide du corridor intermédiaire, vers lequel la Chine et les pays d’Asie centrale redirigent activement leur transit.