« NOUVELLE ARMENIE » : ENTRE REINVENTION STRATEGIQUE ET CONTRAINTE GEOPOLITIQUE
Paris / La Gazette
Décrypter le virage de Nikol Pachinian vers une diplomatie régionale autonome
Le discours prononcé par le Premier ministre arménien Nikol Pachinian lors du 8ᵉ Forum de Paris sur la Paix a surpris plus d’un observateur. En évoquant pour la première fois la possibilité « d’intérêts communs » entre l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie, le dirigeant arménien a semblé tracer les contours d’une politique étrangère inédite : celle d’une « Nouvelle Arménie», cherchant à s’affranchir des logiques d’isolement et de dépendance héritées du passé soviétique et post-soviétique.
Mais derrière la rhétorique d’ouverture, se profile une interrogation majeure: s’agit-il d’une vision stratégique délibérée ou d’une réaction forcée aux circonstances, alors que le pays se retrouve fragilisé sur les plans diplomatique, sécuritaire et intérieur ?
Une redéfinition du narratif national
Depuis la défaite militaire de 2020 et la perte du Haut-Karabakh en 2023, l’Arménie vit une période de désillusion stratégique. Le discours de Pachinian tente de reconstruire un nouveau récit national fondé sur la coopération régionale plutôt que sur la confrontation.
En rappelant les parallèles historiques entre 1918 et 1991 — périodes d’indépendance simultanée pour l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie — le Premier ministre cherche à inscrire la question arménienne dans un cadre régional commun. Cette rhétorique vise à rompre avec la posture victimaire et à présenter l’Arménie comme un acteur rationnel cherchant des partenariats d’égal à égal.
Cette évolution s’explique aussi par une double crise : L’effondrement de la dépendance sécuritaire envers la Russie, affaiblie par la guerre en Ukraine et désormais perçue comme une puissance intrusive plus que protectrice ;
La perte de crédibilité du réseau de la diaspora, autrefois pilier de l’influence arménienne, aujourd’hui en désaccord croissant avec le gouvernement du Premier ministre Pachinian.
Une diplomatie dictée par les contraintes
Pour Azat Akhmetov, analyste politique kazakh, cette inflexion est avant tout une réponse pragmatique aux limites de la diplomatie arménienne : «L’Arménie ne dispose plus du soutien automatique de ses anciens partenaires. En s’éloignant de Moscou et en se heurtant à la lassitude des capitales occidentales, Erevan doit trouver un nouvel ancrage régional. »
Ce repositionnement suppose un rapprochement avec Bakou et Tbilissi, désormais perçus non plus comme des rivaux, mais comme des relais possibles d’une intégration régionale. Selon Akhmetov, cette évolution équivaut à une reconnaissance implicite de la fin de l’isolement arménien, mais aussi de l’échec du modèle de dépendance asymétrique envers une seule puissance tutélaire.
Une lecture politique à double niveau
Pour Rasim Moussaïev, député et analyste azerbaïdjanais, il serait erroné de lire ce virage comme un geste de réconciliation immédiate : « Les mots de Pachinian sont souvent à usage interne. Mais leur sous-texte est clair : il comprend que les États du Caucase du Sud doivent consolider leurs positions face aux menaces extérieures, notamment russes. »
En d’autres termes, l’Arménie cherche à désamorcer la dépendance stratégique vis-à-vis de Moscou sans rompre brutalement, en s’inscrivant dans une logique d’équilibre régional. Cette approche reflète un glissement vers ce que certains analystes décrivent comme une « neutralité active », à mi-chemin entre distanciation et réalignement.
L’option géorgienne : un pont vers l’Europe
Le discours de Pachinian accorde une place inattendue à la Géorgie, décrite comme un modèle de politique d’ouverture et de pragmatisme. Pour l’analyste géorgien Tengiz Javakhadze, cette reconnaissance est tardive :
« Erevan redécouvre aujourd’hui ce que Tbilissi a compris depuis longtemps: qu’il est impossible d’exister dans le Caucase sans s’intégrer dans un système régional de coopération. »
La référence à la candidature européenne de la Géorgie illustre une tentative de projeter l’Arménie vers l’Ouest par des canaux régionaux, sans dépendre exclusivement de Bruxelles. Pachinian semble vouloir faire de la coopération trilatérale Arménie–Azerbaïdjan–Géorgie une plate-forme de stabilité susceptible de redéfinir la géopolitique du Caucase du Sud.
Vers une “doctrine du réalisme régional”
La “Nouvelle Arménie” esquissée par Pachinian n’est pas tant une idéologie qu’une stratégie de survie réaliste : sortir du tête-à-tête improductif avec Moscou, réduire la vulnérabilité économique et politique, et construire une souveraineté partagée dans un environnement interdépendant.
Cette doctrine s’apparente à un « réalisme régional », qui admet les limites de la puissance nationale mais mise sur la coopération horizontale pour préserver l’indépendance politique.
Cependant, cette approche reste fragile :
Elle suppose une confiance mutuelle avec Bakou encore loin d’être consolidée ;
Elle exige une cohérence interne qu’une société arménienne divisée peine à offrir ;
Elle dépend enfin d’un équilibre délicat entre Occident, Russie et voisins régionaux.
Une Arménie à la croisée des chemins
La “Nouvelle Arménie” n’est pas encore un projet achevé, mais un pari géopolitique risqué. Si elle réussit, elle pourrait transformer le Caucase du Sud en un espace de coopération, réduisant les tensions chroniques qui ont longtemps figé la région. Si elle échoue, elle exposera l’Arménie à une double vulnérabilité : l’isolement diplomatique et la déstabilisation interne.
Pachinian joue donc une partie à haut risque — entre lucidité stratégique et survie politique. Sa “vision” pourrait bien marquer le début d’un nouvel ordre caucasien… ou le dernier acte d’un système politique épuisé.