CHRONIQUE ARCHITECTURALE DE BAKOU : L’HISTOIRE OUBLIEE DE L’ÉGLISE DU SAINT PROPHETE ÉLIE
Paris / La Gazette
Un voyage dans le temps
Bakou a toujours été une cité où cohabitent paisiblement différentes nationalités et confessions. Cette diversité historique se reflète dans son paysage architectural, façonné par des temples majestueux, des mosquées, des synagogues et des églises qui, outre leur vocation religieuse, incarnent de véritables chefs-d’œuvre artistiques. Dans cette ville où le passé dialogue harmonieusement avec le présent, chaque édifice témoigne d’une riche tradition de tolérance et de respect des croyances.
Pourtant, l’année 1929 marque un tournant sombre dans cette histoire plurielle. Avec le début de la « Grande Rupture » et l’adoption de lois anti-religieuses drastiques, de nombreux lieux de culte furent fermés ou démolis. Cette campagne d’État visant l’athéisme entraîna la destruction massive d'édifices religieux: mosquées, synagogues et églises disparurent les unes après les autres. Ainsi, Bakou perdit irrémédiablement certaines de ses plus belles perles architecturales, parmi lesquelles la mosquée Bibi-Heybat, la cathédrale Alexandre Nevski ou encore l’élégante église Saint-Alexis — autant de symboles d’un passé spirituel et architectural englouti.
Une église emblématique : le temple du Saint Prophète Élie
Parmi ces édifices disparus figurait l’Église du Saint Prophète Élie, connue également sous le nom d’Église de Chernogorodok ("La Ville Noire"), qui fut longtemps un centre spirituel important pour les fidèles. L’histoire de cette église débuta en 1901, lorsque le recteur de la cathédrale, A. Yunitski, sollicita l’Exarque de Géorgie, Flavien, afin d’obtenir un terrain pour la construction d’un lieu de culte destiné aux habitants de Chernogorodok.
Le projet fut rapidement soutenu : la Douma municipale de Bakou approuva la demande, et le partenariat Nobel, acteur industriel majeur de l’époque, contribua pour 20 000 roubles. D’autres industriels complétèrent le financement, apportant argent, matériaux et équipements liturgiques. L’emplacement retenu se trouvait à l’extrémité de la rue Zavodskaïa (aujourd’hui avenue Khodjaly), au cœur d’un quartier industriel animé.
La première pierre fut posée en 1902 lors d’une cérémonie présidée par l’Exarque Alexius, venu spécialement de Tiflis. La construction avança rapidement : le 19 novembre 1906, les cloches furent hissées, et l’église fut solennellement consacrée le 10 décembre de la même année en présence de l’archevêque Nikon. Peu après, en 1907, un doyenné indépendant fut créé, regroupant le 5e district de police et la Villa Petrolea du 6e district.
Un joyau spirituel et architectural
L’Église du Saint Prophète Élie fut rapidement reconnue comme un lieu de prière paisible et accueillant. Son architecture, élégante et harmonieuse, s’intégrait parfaitement dans le tissu urbain de Bakou, enrichissant la diversité stylistique de la ville. Elle incarnait également la coexistence religieuse qui caractérisait l’Azerbaïdjan, pays où se côtoient depuis toujours mosquées, églises et synagogues.
De la démolition au silence de la mémoire
L’année 1929 scella toutefois le destin du monument : l’église fut fermée, puis démolie dans le cadre de la campagne de lutte contre la religion. En 1932, un nouveau bâtiment s’éleva à sa place — le Palais de la Culture du district Shaumyan — symbole d’une époque résolument tournée vers l’idéologie soviétique, au détriment du patrimoine spirituel de la ville.
Aujourd’hui, l’ancien Palais de la Culture abrite le restaurant « Bibi ». Rien, si ce n’est des photographies d’archives, ne rappelle plus l’église élégante qui se trouvait là — un édifice qui conférait à Bakou une part de son charme et de son identité. Sa disparition représente une page arrachée de l’histoire architecturale de la capitale, une page où chaque pierre portait en elle un fragment de l’âme et de la mémoire de générations passées.
Ainsi se poursuit la chronique architecturale de Bakou — une chronique faite de splendeurs bâties, mais aussi de pertes silencieuses que seule la mémoire collective peut encore préserver.
Basé sur les matériaux de :
A. I. Yunitsky, Histoire des églises et des paroisses de la province de Bakou
S. Koltunov, E. Pashazada, Mosquées et églises du vieux Bakou, 1997