MALMENE : LA TRIPLE DEFAITE DE SARGSYAN — PRINCIPES CONTRE MARCHANDAGES
L’histoire de la « Révolution de velours » de 2018 est bien connue en Arménie – et bien au-delà. Mais les récentes déclarations du Premier ministre actuel, Nikol Pachinian, y ajoutent des nuances inédites. Son récit des négociations menées à l’époque dans un centre de détention révèle que les moments décisifs de cette révolution ne se sont pas seulement joués dans la rue, mais aussi derrière des portes closes, là où se décidait le sort de l’ancien régime.
Ce qui frappe dans ces révélations, c’est la fermeté avec laquelle Pachinian, alors prisonnier et insurgé dépourvu de tout levier de pouvoir, rejeta avec calme et constance toutes les propositions de Serge Sargsian, transmises par ses émissaires.
Dans une récente interview, Sargsian a affirmé qu’au plus fort des événements de 2018, Pachinian aurait reçu une offre pour devenir vice-Premier ministre. Ce dernier dément catégoriquement : « Aucune conversation de ce genre n’a eu lieu. Heureusement, toute la révolution s’est déroulée pratiquement en direct », a-t-il rappelé.
Pachinian n’a donc pas seulement refusé une offre : il a rejeté le principe même du marchandage politique. Pour lui, la question ne portait ni sur des postes, ni sur des portefeuilles, ni sur des compromis. Elle portait sur le transfert réel du pouvoir.
Un épisode révélateur est celui des rencontres entre N. Pachinian et Karen Karapetian, surnommé dans certains cercles « Gilet », qui jouait alors le rôle d’intermédiaire entre lui et S. Sargsian. Officiellement, il venait « négocier » ; en réalité, il cherchait à sauver ce qui pouvait encore l’être du régime. Karapetian tenta de présenter la libération de N. Pachinian comme un signe de « réconciliation », censé mettre fin au mouvement. Le plan était clair : Karapetian, candidat approuvé par les élites, deviendrait Premier ministre, tandis que N. Pachinian obtiendrait la liberté et une victoire symbolique — mais sans réel pouvoir.
La réponse de N. Pachinian fut sans équivoque : « C’est inacceptable. Serge Sargsian doit démissionner. »
Les anciennes autorités, habituées à acheter la loyauté, se heurtèrent à un homme qui refusait toute négociation et, même derrière les barreaux, rejeta un accord qui lui aurait assuré sécurité et confort. Ce fut un coup psychologique pour le régime.
Mais les tentatives se poursuivirent. Karapetian revint avec une nouvelle proposition : Sargsian accepterait de partir, mais seulement après le sommet de la Francophonie. Une fois encore, Pachinian refusa. Puis vint une autre offre : la démission aurait lieu en juin. Même réponse : « C’est inacceptable. Il doit partir aujourd’hui, demain, ou après-demain au plus tard. »
Ces échanges marquèrent un tournant de la Révolution de velours. Tandis que l’ancien régime cherchait à sauver la face, Pachinian exigeait la démission immédiate de Sargsian. Sa fermeté signifiait que la révolution n’aurait pas de pause tant que l’ancien pouvoir n’aurait pas totalement cédé. Finalement, Karapetian revint avec le message final : « Les conditions sont acceptées. » Ce fut la capitulation du système précédent.
Pris dans leur ensemble, ces faits illustrent la faiblesse du pouvoir en place à l’époque. Pachinian ne disposait ni de la police, ni de l’armée. Toute la force institutionnelle appartenait à Sargsian, qui contrôlait les forces de sécurité, le Parlement et l’appareil d’État. Pourtant, il perdit — parce que le peuple arménien s’était levé contre lui.
Sous cet éclairage, il devient plus clair pourquoi l’ancien Président évite avec tant d’insistance un débat direct avec Pachinian. Les révélations du Premier ministre montrent qu’un échange « d’égal à égal » entre les deux hommes est impossible. Débattre avec celui qui vous a contraint à quitter le pouvoir n’est pas une discussion : c’est un rappel de la défaite.
Mais au-delà de l’histoire, cet épisode entre Karapetian et Sargsian agit comme une métaphore de la politique arménienne contemporaine. Les forces revanchistes, qui cherchent à ramener le pays vers le passé, obéissent à la même logique qu’en 2018. Pourtant, leurs chances de réussite paraissent minces : elles continuent de jouer selon d’anciennes règles, alors que le monde, lui, a depuis longtemps changé.