AZERBAÏDJAN : LE NAKHITCHEVAN PEUT-IL DEVENIR LE CŒUR BATTANT D'UNE NOUVELLE ROUTE DE LA SOIE

Paris / La Gazette
La tranquille ville turque d'Igdır ne fait généralement pas les gros titres internationaux. Pourtant, le 22 août, une cérémonie d'inauguration y a envoyé de puissantes ondes à travers le Sud-Caucase et au-delà. Le lancement du chemin de fer Kars-Igdır-Aralık-Dilucu n'est pas simplement un projet d'infrastructure ; c'est une déclaration géopolitique. À un moment où les accords négociés par Washington ont relancé la discussion sur le Corridor de Zangezur, la Turquie et l'Azerbaïdjan prennent des mesures décisives pour consolider leur connectivité selon leurs propres conditions.
Selon le ministre des Transports et des Infrastructures de Turquie, Abdulkadir Uraloglu, la ligne de 224 kilomètres mènera directement à la frontière du Nakhitchevan. Avec une capacité annuelle prévue de 5,5 millions de passagers et 15 millions de tonnes de fret, elle est conçue non seulement comme une voie ferrée, mais comme une bouée de sauvetage. Le long de son tracé, cinq tunnels, dix ponts et des dizaines d'ouvrages d'art s'élèveront - symboles de la persévérance face à la géographie et à la politique.
Ce qui fait résonner ce projet, ce n'est pas seulement son ambition technique, mais aussi sa symbolique politique. La ligne fera partie du Corridor Est-Ouest, prolongeant la logique du projet de Zangezur et, selon les mots d'Uraloglu, servant de « clé » à ce corridor. Si elle est achevée d'ici 2028, comme prévu, elle remodèlera non seulement le destin du Nakhitchevan, mais aussi l'équilibre des pouvoirs de transit dans toute la région.
L’Azerbaïdjan, de son côté, ne reste pas les bras croisés. Un jour avant la cérémonie en Turquie, le président azerbaïdjan Ilham Aliyev a annoncé dans la région de Kalbadjar (au Karabakh) qu'une étude de faisabilité pour la modernisation des chemins de fer du Nakhitchevan était déjà terminée. Après des décennies de blocus - imposé depuis le début du conflit du Karabakh - les chemins de fer du Nakhitchevan ont survécu en grande partie en maintenant des routes vers l'Iran. Aujourd'hui, Bakou envisage de transformer l'enclave en un véritable centre de transit. La société Azerbaijan Railways (ADY) a ouvertement parlé de la construction d'un réseau aux normes internationales, capable d'assurer la livraison sécurisée et rapide des marchandises et des passagers.
Les implications à long terme sont claires. Une fois que la ligne Kars-Nakhitchevan sera opérationnelle, elle s'intégrera au Corridor Médian - la route est-ouest reliant la Chine à l'Europe. Le Nakhitchevan, longtemps isolé, émergera soudainement comme un point central sur cette Route de la Soie moderne. Pour la Turquie, cette ligne accélère son ambition déclarée de devenir une « superpuissance logistique ». En connectant les ports et en renforçant son rôle dans le corridor ferroviaire Bakou-Tbilissi-Kars, Ankara se positionne comme le pont indispensable entre l'Europe et l'Asie.
Cette vision n'est pas nouvelle. Les plans pour la liaison Igdır-Nakhitchevan ont été évoqués dès 2012, lorsque le Premier ministre de l'époque, Erdogan, a promis qu'un tel chemin de fer rapprocherait davantage la Turquie et l'Azerbaïdjan. Mais la poussée décisive est survenue à la suite de la deuxième guerre du Karabakh. L'obligation de l'Arménie, en vertu de la Déclaration trilatérale, d'ouvrir le Corridor de Zangezur a donné à Ankara le feu vert qu'elle attendait depuis longtemps. En quelques jours, la Turquie a déclaré son intention de poser des rails vers la frontière de l'Azerbaïdjan.
Ce qui se déroule aujourd'hui est plus qu'un projet de transport. C'est un réalignement de la géographie au service de la politique. Une fois la ligne achevée, le trajet de Kars à la frontière azerbaïdjanaise à Dilucu ne prendra que 85 minutes - réduisant les distances et multipliant les opportunités. Les géants turcs de la construction Kalyon et Cengiz İnsaat ont déjà mobilisé des centaines de spécialistes, et le projet avance avec un élan qui rappelle les chapitres les plus audacieux de la Route de la Soie.
On parle déjà de « Route de la Soie ferroviaire ». Ce n'est pas une exagération. En accordant au Nakhitchevan un accès direct à la Chine, à l'Europe et au Golfe, le projet promet de transformer l'autonomie d'une enclave isolée en une porte d'entrée stratégique. Plus que des enjeux économiques sont en jeu. Cette ligne porte en elle la promesse de stabilité politique, d'intégration régionale et de rééquilibrage des pouvoirs dans un coin contesté de l'Eurasie.
En 2021, M. Aliyev et son homologue turc Recep Tayyip Erdogan ont signé un mémorandum à Ankara déclarant la ligne Kars-Igdır-Aralık-Dilucu-Sadarak-Nakhitchevan-Julfa comme un projet historique. Le président Aliyev avait alors prédit qu'elle servirait non seulement l'Azerbaïdjan et la Turquie, mais aussi « d'autres pays ». Cette prédiction est désormais en voie de se réaliser.
Comme pour tous les grands projets, l'importance de la voie ferrée ne réside pas dans son acier et son béton, mais dans son symbolisme. C'est la matérialisation d'une vision: que le Sud-Caucase, longtemps fragmenté par les conflits, puisse au contraire être uni par des rails, des routes et une ambition partagée. Et c'est un rappel que la géographie n'est pas une fatalité. Avec de la détermination, même une autonomie isolée comme le Nakhitchevan peut devenir un pont - et peut-être, un jour, le cœur battant d'une nouvelle Route de la Soie.