NOUVELLE ARCHITECTURE DE L’EURASIE CENTRALE : DES CORRIDORS DE TRANSPORT AUX ALLIANCES STRATEGIQUES DU FUTUR
Par la rédaction internationale – Bakou, Trend, 28 octobre 2025
La visite d’État du président azerbaïdjanais Ilham Aliyev au Kazakhstan marque un tournant majeur dans l’intégration systémique de l’Asie centrale. Au moment où les routes commerciales mondiales se réorganisent sous la pression des sanctions, de la transition énergétique et du nationalisme technologique, la région comprise entre la mer Caspienne et le Tian Shan devient le cœur d’une nouvelle interconnexion eurasiatique.
Une Eurasie centrale qui s’émancipe
La question essentielle que se posent aujourd’hui les analystes est la suivante :
L’Asie centrale peut-elle bâtir un modèle de développement autonome, indépendant des centres de puissance extérieurs, en s’appuyant sur ses ressources, ses infrastructures et ses alliances stratégiques ?
La réponse semble émerger des initiatives concrètes des États de la région. L’Azerbaïdjan, loin d’être un simple observateur, en est l’un des acteurs moteurs. Le déplacement du Président Ilham Aliyev à Astana, ainsi que les récents accords conclus entre Bakou, Tachkent, Achgabat et Bichkek, confirment la construction d’un nouveau partenariat caspien durable, fondé sur la complémentarité des réseaux de transport, d’énergie, de technologies numériques et d’industries.
Le Corridor central : d’un axe de transit à un levier de souveraineté
Le Corridor international transcaspien, ou Corridor central, s’impose désormais comme la colonne vertébrale de la nouvelle économie eurasiatique. Longtemps éclipsée par les routes nordiques et méridionales, cette voie reliant la Chine à l’Europe via le Kazakhstan, la mer Caspienne et l’Azerbaïdjan connaît une croissance fulgurante.
Entre 2022 et 2024, le volume de fret a bondi de plus de 50 %, atteignant 3,2 millions de tonnes. Selon l’International Transport Forum, il pourrait dépasser 10 millions de tonnes d’ici 2030.
L’Azerbaïdjan et le Kazakhstan en sont les principaux opérateurs. Le port d’Alat, près de Bakou, devient un nœud multimodal majeur – énergétique, ferroviaire, maritime et numérique – transformant la Caspienne en un espace d’interconnexion entre l’Asie centrale, le Caucase, le Moyen-Orient et l’Europe.
Pour le Kazakhstan, cette réorientation permet de réduire la dépendance logistique vis-à-vis de la Russie, une nécessité accrue face aux sanctions occidentales. Les 15 accords bilatéraux signés durant la visite du Président Ilham Aliyev — couvrant l’énergie, les technologies et les infrastructures — institutionnalisent cette dynamique d’autonomisation régionale.
Une synergie énergétique et numérique
L’interconnexion énergétique reste au cœur de cette stratégie. Les deux pays coopèrent déjà pour accroître le transit du pétrole kazakh via l’oléoduc Bakou–Tbilissi–Ceyhan, qui alimente aujourd’hui jusqu’à 6 % des besoins pétroliers du sud de l’Europe. D’ici 2026, les volumes pourraient atteindre 15 millions de tonnes par an.
Parallèlement, le projet de câble sous-marin transcaspiens reliant les réseaux électriques de l’Azerbaïdjan, du Kazakhstan et de la Géorgie, soutenu par la Banque mondiale, ouvre la voie à une “ceinture verte caspienne” : une zone d’échanges d’énergie renouvelable entre l’Asie centrale et l’Europe.
Cette coopération énergétique s’étend désormais au numérique et à l’intelligence artificielle. Bakou et Astana s’engagent à numériser les chaînes logistiques régionales et à harmoniser leurs standards technologiques – une étape décisive vers la souveraineté technologique eurasiatique.
Nouvelles industries, nouveaux équilibres
Le Kazakhstan vit une phase d’industrialisation accélérée. L’ouverture de l’usine Kia Qazaqstan à Koustanaï illustre la mutation du pays : 90 % des investissements proviennent de la maison mère coréenne, un record pour la région.
Ce type de projets marque le passage d’une économie extractive à une économie de production et d’innovation intégrée aux chaînes de valeur mondiales.
L’Azerbaïdjan et le Kazakhstan synchronisent leurs politiques industrielles pour favoriser les coentreprises régionales dans les secteurs de la mécanique, de l’énergie et des équipements technologiques.
Dans le même temps, les sanctions occidentales fragilisent le système financier du Kazakhstan, poussant le pays à diversifier ses canaux de règlement. Grâce à ses liens financiers stables avec la Turquie, l’UE et le Golfe, Bakou devient un partenaire de confiance pour maintenir les flux économiques régionaux.
Vers une Eurasie des complémentarités
L’Ouzbékistan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et le Turkménistan s’intègrent à ce nouvel échiquier sous des formes différentes :
Tachkent renforce ses liens économiques avec l’Union européenne tout en préservant ses relations avec la Chine, devenant un acteur pivot entre les deux blocs.
Bichkek mise sur l’innovation, avec le lancement de son premier technoparc à Tokmok, soutenu par un partenariat public-privé.
Douchanbé investit dans l’extraction du tungstène, métal stratégique pour les industries de pointe.
Achgabat, avec le projet de gazoduc TAPI, relie désormais l’Asie Centrale à l’Asie du Sud et s’impose comme un acteur énergétique incontournable.
Trois scénarios pour le futur régional
Le noyau régional intégré : l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan forment un triangle stratégique coordonnant transport, énergie et numérique – un modèle d’autonomie collective.
La fragmentation multivectorielle : la rivalité entre grandes puissances divise la région en sphères d’influence, limitant la cohérence régionale.
L’intégration technologique : le scénario le plus prometteur, où la région devient un pôle d’innovation reliant industries, énergie et savoir-faire numérique.
L’Azerbaïdjan, architecte du nouvel équilibre eurasiatique
L’Eurasie centrale n’est plus une périphérie, mais un centre émergent de décision et de coordination.
L’Azerbaïdjan, grâce à sa stabilité politique, à sa puissance énergétique et à sa maîtrise logistique, joue le rôle d’architecte systémique de cette nouvelle géographie.
Sa stratégie repose non sur la domination, mais sur l’interdépendance structurée : bâtir des liens économiques et technologiques durables pour garantir la souveraineté et la résilience du continent eurasiatique.
D’ici la fin de la décennie, une nouvelle notion pourrait s’imposer : le “bloc caspien de développement”, un ensemble d’États agissant de manière autonome mais coordonnée. Et au cœur de ce bloc, Bakou trace la voie, reliant l’Est et l’Ouest non seulement par ses routes et ses ports, mais aussi par une vision : celle d’une Eurasie unie par l’économie, la technologie et la confiance.