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POURQUOI LES JOURNALISTES FRANÇAIS QUI NE SONT JAMAIS ALLÉS EN AZERBAÏDJAN EN DISENT TANT DE MAL ? L’EFFET DUNNING-KRUGER

8 Février 2024 13:19 (UTC+01:00)
POURQUOI LES JOURNALISTES FRANÇAIS QUI NE SONT JAMAIS ALLÉS EN AZERBAÏDJAN EN DISENT TANT DE MAL ? L’EFFET DUNNING-KRUGER
POURQUOI LES JOURNALISTES FRANÇAIS QUI NE SONT JAMAIS ALLÉS EN AZERBAÏDJAN EN DISENT TANT DE MAL ? L’EFFET DUNNING-KRUGER

Paris / La Gazette

Les élections en Azerbaïdjan fournissent à la presse française une nouvelle occasion de vouer l’Azerbaïdjan aux gémonies. L’Express en profite même pour titrer aujourd’hui : « Azerbaïdjan : comment Ilham Aliyev veut s’emparer de l’Arménie ? » Etonnant car la journaliste a reconnu qu’elle n’avait jamais enquêté sur place.

Mais qu’importe, puisque les journalistes de nos médias mainstream s’appuient sur des « sources sûres » ou des « sources proches du dossiers ». Les « milieux autorisés qui s’autorisent à penser » de Coluche, en quelque sorte.

Ah, ces « sources sûres » ! Comment se fait-il que tant de gens, y compris ceux dont le métier devrait être d’enquêter et d’interroger, assènent, pour convaincre de la véracité incontestable de leurs affirmations, qu’ils les tiennent « de source sûre » ?

Un jour, c’était tout au début de mon métier de cinéaste, je tournais un reportage en compagnie de Gérard Pabiot, un journaliste du « Petit rapporteur », l’excellente émission vedette satirique de Jacques Martin.

Nous partions précisément interviewer ce fameux Monsieur « de source sûre », véritable oracle de la pensée universelle. Il s’agissait en fait d’un bavard clochard qui avait élu domicile à l’intérieur de la Fontaine de Mars, dans le 7e arrondissement de Paris. Il avait pris l’habitude d’alpaguer les consommateurs des bistrots alentours en leur livrant, contre quelques sous de monnaie, un flot ininterrompu d’histoires toutes plus abracadabrantes les unes que les autres sur la politique, les guerres, la science, qu’il ponctuait régulièrement d’un péremptoire « je le sais de source sûre ».

Aujourd’hui, les hérauts du « moins j’en sais, plus j’en parle » ne sont plus les pochards baguenaudant à la terrasse des cafés, mais des gens bien comme il faut, qui hantent les dîners en ville, les salons où l’on cause, les rédactions, et ces tribunes de l’imbécilité triomphante que sont les réseaux sociaux.

C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai cessé, depuis fort longtemps, de fréquenter ces arbres à palabres mondains, qui avaient pourtant, au début, tant flatté mon ego. Oui, je le confesse, je retirais quelque fierté de posséder mon rond de serviette à la table de ces personnalités, de la culture ou de la politique, vedettes du petit écran, qui me faisaient l’honneur d’être avec elles à tu et à toi. Mais je fus vite lassé de les entendre égrener, notamment sur la politique internationale, tant d’insanités sur des pays où ils n’avaient jamais mis les pieds, et des situations qu’ils ne connaissaient que par ouï-dire. J’avais beau expliquer que je venais de traverser le Sahara occidental avec les trois belligérants de la « guerre des sables », que j’étais l’un des premiers à avoir interviewé Yasser Arafat, que je revenais tout juste de l’enfer de la guerre civile libanaise, rien n’y faisait : ils connaissaient mieux que moi le Polisario, les conflits du Proche-Orient, et la situation à Beyrouth. Forcément, ils le savaient « de source sûre ». La source en question étant généralement les articles bâclés de « confrères » que je n’avais jamais croisés sur le terrain.

Aujourd’hui, rien n’a changé. Inutile d’évoquer la complexité de la situation au Proche-Orient, vaine entreprise que d’essayer de combattre les préjugés qui nourrissent les opinions des quidams, abreuvés aux pisse-copies du Figaro, du Point ou de CNews, sur le conflit du Caucase. Le public est biberonné aux idées toutes-faites. Tenter de le sevrer, c’est prendre le risque de s’attirer inévitablement un déversement de colères et de braillements infantiles.

Quoi de plus difficile d’ailleurs, que de trouver une réponse censée aux « Vous savez parfaitement que… », « Comment osez-vous affirmer que… », « Par qui êtes-vous payés pour dire que… », « Vous n’êtes qu’un… » et toutes les invectives agrémentées de noms d’oiseaux dont les décérébrés du net gratifient ceux qui tentent, comme le philosophe de la caverne de Platon, de leur montrer ce que ce qu’ils croient être la réalité ne sont que les ombres projetées par des manipulateurs de marionnettes. Je m’en tire en général par une pirouette, un trait d’humour, ou une citation, supposés, candide illusion, aider à leur réflexion.

Pourquoi donc sont-ce ceux qui en savent le moins qui sont persuadés d’en savoir le plus ?

Il s’agit d’un biais cognitif intitulé « effet Dunning-Kruger », du nom des deux sociologues qui l’ont décrypté en 1999 à la suite d’une série de tests sur la « sur-confiance » et la « surestime de soi ». Ils ont pu ainsi déterminer que ce sont généralement les personnes les moins qualifiées dans un domaine donné qui ont tendance à surestimer leurs compétences, et qu’a contrario, plus on apprend, plus on devient spécialiste, et plus on fait preuve d’humilité.

Ce phénomène illustre le duel entre d’une part la croyance, qui est un processus émotionnel et inconscient, et d’autre part la connaissance, qui est un processus rationnel. Darwin l’avait d’ailleurs déjà exprimé en remarquant que « l’ignorance engendre la confiance en soi plus fréquemment que la connaissance ».

L’effet Dunning-Kruger est en quelque sorte l’opposé du « syndrome de l’imposteur ». Il repose sur deux piliers : une personne incompétente tend à surestimer son niveau de compétence, une personne incompétente ne parvient pas à reconnaître la compétence de ceux qui la possède véritablement.

Le problème est que les commentateurs haineux des réseaux sociaux ou les gratte-papier des medias soumis à leurs propriétaires oligarchiques, étant précisément atteints de ce mal, on ne voit pas comment ils pourraient reconnaître la justesse de ce que je viens de dire, et continueront sans doute à penser qu’il s’agit là du délire d’un idiot, frustré de ne pas posséder les mêmes capacités cérébrales qu’eux. Tant mieux pour eux : « Beati pauperes spiritu ».

Jean-Michel Brun

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