LE DOLLAR VACILLE, PÉKIN AVANCE : LA FIN D’UN MONOPOLE MONÉTAIRE

Paris / La Gazette
Un bouleversement tectonique se prépare dans les entrailles du système financier mondial. À l’image de l’abandon de l’étalon-or ou de l’effondrement de Bretton Woods, l’ordre monétaire que nous connaissons vacille, lentement mais sûrement. Le dollar, longtemps perçu comme l’ancre universelle des échanges planétaires, commence à perdre son exclusivité. Et à la manœuvre, ce n’est pas un saboteur, mais un architecte méthodique : la Chine.
Pékin ne crie pas à la révolution. Il construit. Il ne brandit pas de slogans, il déploie des schémas. C’est avec une discrétion stratégique et une constance redoutable que la deuxième puissance économique mondiale déroule son agenda. En lieu et place des incantations, des actes. Et l’heure est venue de les prendre au sérieux.
Lujiazui 2025 : la doctrine chinoise se dévoile
Le Forum financier de Lujiazui, tenu à Shanghai au printemps 2025, n’a pas été un simple colloque d’initiés. Il a marqué un tournant. Pan Gongsheng, gouverneur de la Banque populaire de Chine, y a tenu un discours jugé fondateur à Pékin et déstabilisant en Occident. Aucun mot hostile, aucun nom d’ennemi, mais un message limpide : le monde ne peut plus rester otage d’une seule devise, soumise aux soubresauts électoraux et aux querelles budgétaires d’un seul pays.
Ce n’était pas une pique. C’était un avertissement. Délivré avec les formes, mais ferme : le temps de l’unipolarité monétaire est compté.
Fin de la dépendance : l’ère du yuan pluriel
Il fut un temps où ces propos seraient restés lettre morte, relégués au rayon des velléités rhétoriques. Ce temps est révolu. En 2025, la Chine agit. Elle met en place des systèmes de paiements parallèles, signe des accords de swap monétaires, pousse le yuan à s’imposer dans les échanges internationaux, et impulse des initiatives au sein des BRICS et de l’Organisation de Coopération de Shanghai.
En mars 2025, Pan Gongsheng enfonce le clou lors d’un autre forum à Chengdu : « Le système monétaire mondial doit reposer sur plusieurs devises solides, non sur l’hégémonie d’une seule. » Derrière cette formule feutrée se cache une critique cinglante du rôle du dollar. L’instabilité politique chronique à Washington, les menaces récurrentes de défaut technique liées au plafond de la dette, les déficits abyssaux… autant de facteurs qui rendent cette domination intenable.
Et les chiffres sont implacables : selon le FMI, le déficit budgétaire des États-Unis a atteint 7,3 % du PIB en 2024 – un record parmi les économies avancées, juste derrière le Japon. Le Bureau du budget du Congrès américain prévoit une dette dépassant 130 % du PIB d’ici 2035.
Le dollar, une arme politique ?
Mais le dollar n’est plus seulement une devise de règlement. C’est un instrument de coercition. Plus de 40 pays – de la Russie à l’Iran, en passant par le Venezuela, Cuba, la Corée du Nord, et depuis 2023… la Chine – ont fait les frais de l’arme monétaire américaine. Car contrôler le dollar, c’est contrôler les flux. Et interdire l’accès au dollar, c’est asphyxier un pays.
La Chine l’a compris. Et elle répond non pas par la confrontation, mais par la construction d’alternatives.
Pourquoi le dollar tient encore bon ? Une suprématie sous perfusion
Malgré l’offensive millimétrée de Pékin et les efforts convergents d’autres pôles de puissance, le dollar conserve encore son trône. Trois piliers majeurs le soutiennent : la profondeur du marché financier américain, la confiance dans son appareil juridique et la force d’inertie des échanges internationaux. Mais ces piliers commencent à se fissurer.
L’Amérique en crise de confiance
Depuis l’investiture de Donald Trump en janvier 2025, les États-Unis sont entrés dans une zone de turbulences institutionnelles inédites. Les tensions ouvertes entre Washington et plusieurs États fédérés – en particulier la Californie et New York – ont illustré un glissement vers un fédéralisme fracturé. En février, l’agence Fitch a abaissé la perspective de la dette souveraine américaine de « stable » à « négative », un geste symbolique mais révélateur du climat délétère.
Dans le même temps, la justice américaine a vu sa crédibilité entamée par une série de décisions controversées de gel d’actifs souverains – notamment russes et afghans. Ce précédent a brisé l’illusion d’un dollar neutre, de plus en plus perçu comme un levier politique. Résultat : selon une enquête publiée en mai 2025 par l’Institut de la finance internationale (IIF), 58 % des banques centrales en Asie et en Afrique prévoient de réduire la part du dollar dans leurs réserves d’ici trois ans.
1. Le yuan numérique (e-CNY), une révolution silencieuse
Depuis janvier 2025, le e-CNY est en usage dans 27 provinces chinoises. Plus de 420 millions de citoyens ont participé aux tests – achats du quotidien, transports, paiements de services publics. Selon Bloomberg, le volume de transactions en e-CNY a dépassé les 2 500 milliards de yuans au premier semestre, soit une hausse de 130 % sur un an.
Mais le plus spectaculaire reste son usage transfrontalier. Sur la plateforme mBridge – projet conjoint entre la Chine, les Émirats, la Thaïlande et Hong Kong – plus de 1 700 opérations en monnaies numériques ont été enregistrées en avril pour un montant total de 2,1 milliards de dollars. Près des deux tiers en e-CNY.
2. CIPS : l’alternative prend de l’ampleur
À la même date, le système chinois CIPS (Cross-Border Interbank Payment System) comptait 1 457 institutions connectées dans 109 pays, dont les principales banques d’Inde, des Émirats, du Brésil et de Russie. Entre janvier et mai, les volumes échangés via CIPS ont atteint 143 000 milliards de yuans (près de 20 000 milliards de dollars), en hausse de 21,6 % sur un an. Encore loin du mastodonte SWIFT, certes, mais la dynamique est là – surtout dans l’orbite BRICS+.
3. Le yuan dans le commerce international : la montée en puissance
Selon le ministère chinois du Commerce, au premier trimestre 2025, 92,4 % des échanges sino-russes se sont faits en yuans, 84 % avec l’Iran, 76 % avec le Pakistan, et 41 % avec le Brésil. Même l’OPEP+ commence à débattre de contrats en yuans. Pékin paie son pétrole, ses métaux, ses denrées alimentaires en monnaie nationale. En janvier, le gouverneur de la banque centrale du Brésil, Roberto Campos Neto, l’a affirmé : « Le yuan est devenu une alternative fiable au dollar, surtout dans les relations bilatérales avec la Chine. »
4. Le Sud global séduit par le yuan
En 2025, selon McKinsey Global Institute, la Chine a signé 23 accords d’infrastructures en Afrique pour un montant total de 16,4 milliards de dollars – majoritairement libellés en yuans. Les banques centrales de pays comme le Kenya, l’Éthiopie, l’Ouganda ou le Nigeria intègrent désormais le yuan à leurs réserves. En Amérique latine, après un accord avec l’Argentine signé en février, les échanges en yuans représentent déjà 34 % du commerce bilatéral.
Un succès… encore limité
Et pourtant, malgré ce tableau impressionnant, le yuan reste marginal dans les réserves mondiales. En avril 2025, selon le FMI, sa part s’élève à 2,9 %, contre 59,3 % pour le dollar et 19,7 % pour l’euro. La raison ? Le contrôle étroit de Pékin sur le change. La devise chinoise n’est que partiellement convertible, freinant son adoption comme actif de réserve.
Comme le résume Dan Wang, économiste chez Eurasia Group, « La Chine exporte sa monnaie non par la finance, mais par le béton, l’acier et la logistique. » Le yuan se diffuse par les chantiers, les rails, les ports et les contrats de long terme – pas par les traders de Wall Street.
Mais cette stratégie a un revers : le yuan inspire peu confiance comme actif de stockage de valeur. D’autant que la Chine fait face à des turbulences internes.
Stagnation immobilière, consommation en berne
Le secteur immobilier chinois reste en crise. En mai 2025, les ventes de logements ont chuté de 28,6 % sur un an. Plus de 25 millions de m² d’habitations neuves sont toujours invendus. La chute des prix a fait perdre quelque 1 800 milliards de dollars aux ménages, selon UBS. Résultat : la consommation est morose. Les ventes au détail n’ont progressé que de 2,3 % au premier trimestre, soit 4 points de moins que la moyenne 2020–2023.
Pendant ce temps, l’État réoriente les crédits vers ses priorités : véhicules électriques (+21 % d’investissements), IA (+32 %), solaire (+19 %). Mais les PME, elles, restent sous-financées. Le rebond économique interne patine, maintenant la dépendance aux exportations.
Trump affaiblit le dollar, Pékin construit l’alternative
L’architecture monétaire mondiale est en mutation rapide. Pas de choc brutal ni d’effondrement spectaculaire : ce que nous vivons en 2025 ressemble à une érosion méthodique, organisée, presque chirurgicale, de l’hégémonie du dollar. Et ce glissement s’accélère depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche.
Fidèle à sa ligne industrielle et protectionniste, le président américain a réaffirmé sa volonté de « soutenir la compétitivité de l’industrie américaine, quel qu’en soit le prix ». Le message a été reçu cinq sur cinq par les marchés. Selon la Banque centrale européenne, le dollar a chuté de 11,2 % face à l’euro depuis janvier — un décrochage historique.
Un virage assumé à Washington
Le 13 juin 2025, la secrétaire au Trésor Judy Shelton l’a dit sans détour sur CNBC : « Nous ne cherchons pas un dollar fort si cela nuit à notre base industrielle. La politique industrielle nationale nécessite de la flexibilité monétaire. » Traduction : l’ère du « dollar fort » comme ancre globale est terminée.
Le résultat est sans appel. Selon l’Institute of International Finance, les sorties nettes de capitaux libellés en dollars ont atteint 327 milliards de dollars au premier trimestre 2025 — du jamais vu depuis la crise de 2009. Et 41 % de ces retraits proviennent de fonds souverains d’Asie, d’Amérique latine et du Golfe, en quête de valeurs refuges moins exposées aux tourments de la politique intérieure américaine.
Trois bombes à retardement
Ce basculement stratégique fragilise les fondations mêmes de l’ordre financier mondial, avec trois effets à la clé :
Financer l’Amérique devient un casse-tête : Le Congressional Budget Office estime que le service de la dette fédérale dépasse désormais 1 200 milliards de dollars par an — soit plus que l’ensemble du budget de la Défense. Et les investisseurs étrangers se font rares : selon le Département du Trésor, 36 % des nouvelles émissions de bons du Trésor ont été absorbées par les banques américaines elles-mêmes. La Chine et le Japon se désengagent. L’inflation revient par la fenêtre : Un dollar faible renchérit mécaniquement les importations. En mai, l’indice des prix à la consommation (CPI) a bondi de 0,6 % sur un mois — au-dessus des prévisions de la Fed d’Atlanta. Difficile dans ces conditions de baisser les taux sans aggraver la spirale inflationniste. Crise de confiance globale : De plus en plus de banques centrales du Sud considèrent le dollar comme un outil de transition, non plus comme un pilier stratégique. En juin, la Banque des règlements internationaux (BIS) a indiqué que la part du dollar dans les nouvelles transactions internationales est tombée à 77 % — un plus bas en 25 ans.
Pendant que Washington se replie, Pékin institutionnalise l’alternative
Alors que les États-Unis renoncent peu à peu à leur rôle d’émetteur de la monnaie-monde, la Chine avance ses pions. Pas avec des slogans, mais avec des systèmes.
– CIPS s’étend : Le China Interbank Payment System — équivalent chinois du SWIFT — couvre désormais 87 pays, dont l’Iran, la Russie, le Venezuela, l’Arabie Saoudite et la Turquie. Selon la Banque populaire de Chine, le volume des transactions y a augmenté de 39 % au premier semestre, atteignant 2 100 milliards de dollars.
– Le e-CNY entre dans l’arène énergétique : En avril, l’agence Caixin a révélé que le yuan numérique est utilisé comme moyen de règlement dans les contrats énergétiques avec l’Iran et l’Indonésie. En mai, la CNPC chinoise et la NIOC iranienne ont signé un accord historique pour régler un contrat de 17 milliards de dollars exclusivement en e-CNY.
– Le yuan devient une monnaie de réserve : En juin, la banque centrale du Brésil a annoncé que 15 % de ses réserves sont désormais libellées en yuans, contre 63 % en dollars — une baisse de 12 points. L’Indonésie, l’Égypte et les Émirats arabes unis ont signalé vouloir suivre la même voie.
– Les BRICS s’organisent : En mai, lors du sommet « BRICS+ » à Shanghai, un mémorandum a été signé pour créer une plateforme commune de règlement basée sur le yuan. Selon le ministre indien des Finances Shaktikanta Das, « cette plateforme pourrait remplacer SWIFT dans les échanges Sud–Sud ».
Un basculement géoéconomique, sans tambour ni trompette
Il ne s’agit pas d’une guerre financière. Pas d’un grand soir monétaire. Ce que la Chine orchestre, c’est une sortie progressive du dollar des transactions où sa présence n’est plus jugée indispensable — notamment parmi les pays qui refusent d’aligner leur politique sur les sanctions américaines.
Selon le dernier rapport JP Morgan Emerging Markets Outlook (juin 2025), 21 % des paiements transfrontaliers dans le Sud global s’effectuent désormais sans dollar. Ils étaient 6 % en 2015. Le yuan, la roupie, le dirham, le rouble ou encore le naira nigérian s’affirment comme des monnaies d’échange régionales.
Avec la présidence Trump II, l’Amérique choisit de tourner le dos à son rôle de gardienne du système financier international. Le dollar, jadis pilier de la mondialisation, devient un instrument tactique. Pékin, lui, n’a plus qu’à occuper l’espace vacant. Et il s’y emploie — à pas comptés, mais avec une redoutable constance.
Pendant que Washington cherche à brader ses produits, Pékin bâtit une alternative systémique
Tandis que la Maison Blanche multiplie les gestes pour « vendre moins cher au monde », la Chine, elle, propose autre chose : l’indépendance vis-à-vis des sanctions, la sécurité logistique, et des plateformes de règlement conçues pour une nouvelle ère. En d’autres termes, Pékin offre aux pays du Sud global non pas une devise, mais un filet de sécurité.
Et c’est bien là que réside le basculement : un dollar affaibli n’est plus synonyme d’influence américaine accrue. Il devient un outil parmi d’autres, au service d’objectifs locaux, non plus d’un projet planétaire. Le vrai défi de Washington n’est donc pas la montée du yuan, mais la perte de confiance dans l’idée même du dollar comme pilier de l’ordre mondial.
Vers un monde sans centre unique
Il ne s’agit pas d’un effondrement du système, mais d’un basculement lent, méthodique, presque silencieux. Le dollar ne disparaît pas — il cesse simplement d’être seul. Le modèle où tous les pays doivent thésauriser des dollars, obéir aux taux de la Fed et surveiller les humeurs du Congrès américain vit ses dernières heures. À sa place émerge une architecture pluraliste, où le dollar coexiste avec le yuan, l’euro et bientôt des monnaies numériques souveraines.
Ce que le forum de Shanghai a entériné, ce n’est pas une réaction chinoise aux sanctions ou à l’unilatéralisme américain. C’est une offensive stratégique : la Chine ne se contente plus de résister, elle propose un nouveau système mondial à ceux qui en ont assez de l’ancien.
Le siècle du dollar n’est peut-être pas terminé, mais son monopole l’est à coup sûr.
Les empires monétaires meurent lentement
Les ères financières ne s’écroulent pas du jour au lendemain. Elles s’effilochent, perdent leurs évidences, se dissipent dans de nouvelles configurations. Le discours de Pan Gongsheng à Shanghai n’était pas un cri révolutionnaire — c’était un rapport d’étape lucide, précis, rigoureux. Il disait une chose simple : le centre de gravité se déplace. Et cela change tout.
Le monde ne se laisse plus aveugler par la toute-puissance du dollar. Il commence à construire autre chose. Non pas sur des slogans, mais sur des rails, des réseaux, des plateformes, des institutions. Ce n’est pas une confrontation, c’est une recomposition.
Pékin ne cherche pas à détrôner, mais à dévier la trajectoire. Il ne s’impose pas — il s’infiltre, discrètement mais sûrement. Le yuan n’a pas besoin d’arracher la couronne. Il gagne du terrain à pas feutrés : dans les contrats pétroliers avec Riyad, dans les swaps avec Brasilia, dans les règlements transfrontaliers avec Moscou, dans les systèmes numériques codéveloppés avec Abu Dhabi.
Ce n’est pas une conquête. C’est une sédimentation géoéconomique.
Le futur monétaire sera composite
La finance du XXIe siècle ne sera peut-être ni américaine ni chinoise. Elle sera fragmentée, modulaire, fluide — à l’image du monde qu’elle sert. Le yuan ne supplante pas le dollar. Il remplit les vides que le repli américain a laissés.
Pan Gongsheng ne prophétise pas la fin du dollar. Il acte la fin de sa solitude.
Et dans un monde en quête de nouveaux équilibres, c’est sans doute l’annonce la plus retentissante de la décennie.