ASIE CENTRALE: LE TURKMÉNISTAN NE VEUT PLUS RESTER UNE SIMPLE OMBRE SUR LA CARTE GÉOPOLITIQUE

Paris / La Gazette
Le Turkménistan, tel une caravane solitaire, avançait depuis des années sur le sentier étroit de la neutralité, manœuvrant habilement entre les pressions des grandes puissances. Achgabat avait fait du silence un véritable art politique, cultivant une aura de mystère et d’imprévisibilité. Mais aujourd’hui, ce voyageur taciturne semble avoir envie de changement.
Le vent du changement a porté jusqu’à Achgabat l’odeur de l’Occident — un parfum de nouvelles opportunités, d’investissements et de croissance économique. Le Turkménistan, réputé pour son isolement, jette de plus en plus des regards du côté de Washington, à l’image d’un caravanier scrutant une nouvelle route qui promet richesse mais recèle aussi des risques. Visites de délégations, négociations, projets conjoints — tous ces signaux montrent que le Turkménistan ne veut plus rester une simple ombre sur la carte géopolitique.
Ces pas d’Achgabat pourraient bien être davantage qu’un simple rapprochement avec l’Ouest ; ils pourraient marquer un véritable tournant pour toute la région. Si le Turkménistan décide de renforcer ses liens avec Washington, cela pourrait bouleverser l’équilibre fragile des forces en Asie centrale. Le regard d’Achgabat vers l’Amérique, c’est un peu comme un rayon de soleil perçant le rideau de poussière de la diplomatie orientale. Ce rayon peut illuminer de nouveaux horizons pour le pays, mais risque aussi de réveiller la colère de ceux qui considèrent le Turkménistan comme leur allié fiable depuis des années.
Achgabat semble goûter à un nouveau monde — un monde où la neutralité n’est plus une garantie de stabilité, mais un art de jongler entre les superpuissances. Et de la route que choisira cette caravane dépendra non seulement le destin du pays, mais aussi les rapports de force dans toute l’Asie centrale.
Turkménistan et États-Unis : une nouvelle dynamique dans les relations
Sur fond de tensions croissantes dans la politique énergétique eurasiatique, le Turkménistan explore de nouvelles pistes pour diversifier ses exportations d’hydrocarbures. La visite du sénateur américain Steve Daines à Achgabat le 25 novembre a marqué une étape clé dans cette démarche. Lors de sa rencontre avec le président turkmène Serdar Berdymoukhamedov, il a été question d’une stratégie de diversification des routes d’exportation du gaz turkmène. Étant donné qu’Achgabat cherche depuis longtemps à livrer son gaz naturel en Europe, ce dialogue peut être interprété comme un signe de la volonté du Turkménistan de sortir de sa dépendance économique unilatérale vis-à-vis de la Chine et d’élargir ses débouchés énergétiques.
Fait intéressant, au-delà des questions énergétiques, Daines a également discuté avec le ministre turkmène des Affaires étrangères, Rachid Meredov, de « points clés du partenariat en matière politique, diplomatique, commerciale, économique, culturelle et humanitaire ». Ce large éventail de sujets illustre l’approche globale de Washington dans son interaction avec Achgabat, qui va bien au-delà des seuls intérêts énergétiques.
Un autre indicateur du renforcement des contacts turkméno-américains est la réunion prévue du Conseil d’affaires turkméno-américain, qui doit se tenir à la fin du mois. Il est important de noter que le Turkménistan considère le renforcement des liens économiques avec Washington comme un levier pour accélérer son processus d’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Autre fait révélateur : quelques jours à peine avant la visite de Daines à Achgabat, le ministère turkmène des Finances et de l’Économie, avec l’appui de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), a organisé un séminaire de formation consacré à la préparation du pays à son entrée dans l’OMC. La participation de l’ambassadrice américaine au Turkménistan, Elizabeth Rood, à cet événement souligne l’importance que revêt la coopération économique entre les deux pays.
Le Turkménistan comme acteur régional clé
Les États-Unis manifestent un intérêt évident pour le Turkménistan en tant qu’acteur régional stratégique. En février, des représentants de grandes entreprises américaines telles que John Deere, Boeing, Exxon Mobil et General Electric ont rencontré une délégation turkmène à Washington pour discuter des perspectives de coopération. Plus tard, le 6 novembre, le président de la Banque d’État du commerce extérieur du Turkménistan, Rahimberdi Djepbarov, s’est rendu à Washington dans le but de renforcer la coopération économique et environnementale avec les États-Unis.
Fait curieux, dès le lendemain, le ministère turkmène des Affaires étrangères annonçait que Washington avait salué « les progrès réalisés par le Turkménistan dans le respect de ses engagements internationaux en matière de changement climatique ». Cela démontre la volonté des États-Unis d’utiliser la question environnementale comme un levier pour se rapprocher d’Achgabat.
Un virage dans l’approche de Washington
Il convient de souligner que les relations entre les États-Unis et le Turkménistan n’ont pas toujours été aussi constructives. En 2018, le département d’État américain avait vivement critiqué Achgabat pour « des allégations de torture, d’arrestations et de détentions arbitraires, de détentions forcées, de corruption grave et d’absence d’élections libres ». De plus, en mai 2023, la Commission américaine sur la liberté religieuse internationale avait qualifié le Turkménistan de « régime hautement autoritaire avec un niveau alarmant de violations des droits de l’homme et de la liberté de la presse ».
Cependant, dans le contexte de la nouvelle réalité énergétique et de la réduction de la dépendance européenne aux ressources énergétiques russes, Washington revoit son approche vis-à-vis du Turkménistan. La volonté du Turkménistan d’accéder au marché européen du gaz représente pour les États-Unis non seulement un avantage économique, mais aussi une opportunité stratégique d’affaiblir l’influence de Moscou dans la région.
La concurrence pour le gaz turkmène : Russie et Turquie
Bien que les contacts entre Achgabat et l’Occident se soient intensifiés, la Russie continue de considérer le Turkménistan comme faisant partie de sa « zone d’influence énergétique ». Moscou s’efforce de maintenir le gaz turkmène sous son contrôle et pousse activement à l’expansion du gazoduc « Turkish Stream », dans l’objectif de créer un hub gazier à la frontière entre la Turquie et l’Union européenne. Ce projet entre directement en concurrence avec les projets du Turkménistan visant à fournir du gaz à l’Europe.
Pourtant, la Turquie affiche une volonté manifeste de soutenir les projets turkmènes. Le président Recep Tayyip Erdogan a déclaré que les livraisons de gaz en provenance du Turkménistan vers la Turquie et l’Europe n’étaient « qu’une question de temps ». Fait significatif, le président de la chambre haute du parlement turkmène, Gourbangouly Berdymoukhamedov, a souligné en mars 2023 qu’il existait « de bonnes opportunités pour exporter du gaz naturel et de l’électricité turkmènes vers le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan et la Turquie ».
Ainsi, la Turquie voit en Achgabat un partenaire stratégique dans la mise en œuvre de ses projets visant à diversifier les livraisons de gaz vers l’Europe. Parallèlement, l’Union européenne intensifie également ses contacts avec le Turkménistan, comme en témoigne la 23e réunion du comité conjoint Turkménistan-UE qui s’est tenue à Bruxelles le 4 décembre, où les questions énergétiques ont occupé une place centrale.
Le Turkménistan entre l’Est et l’Ouest
La réorientation d’Achgabat vers l’Occident dans le domaine énergétique ne signifie pas pour autant que le Turkménistan renonce à sa politique multivectorielle et à sa neutralité traditionnelle. Cependant, il est évident que le Turkménistan cherche à se dégager de sa dépendance excessive au marché chinois et explore de nouvelles opportunités économiques. Dans cette démarche, Achgabat doit néanmoins jongler avec les intérêts de Moscou, d’Ankara et de Bruxelles, veillant à ne provoquer de confrontation avec aucune des parties.
De son côté, Washington mise activement sur les incitations économiques pour renforcer son influence en Asie centrale, proposant au Turkménistan un soutien en matière d’investissements, de projets énergétiques et de développement des infrastructures.
Dans cette nouvelle dynamique géopolitique, le Turkménistan démontre une volonté d’adopter une politique étrangère plus souple, développant ses relations avec les partenaires occidentaux tout en maintenant un équilibre des forces avec la Russie et la Chine. Achgabat semble déterminé à renforcer son rôle international, et son choix stratégique pourrait devenir un facteur clé dans la formation d’un nouveau paysage énergétique en Eurasie.
Le Turkménistan, traditionnellement attaché à sa politique de neutralité, se retrouve aujourd’hui au cœur d’une nouvelle dynamique géopolitique liée à la sécurité énergétique de l’Europe et à la concurrence pour le contrôle des livraisons de gaz vers l’Ouest. La situation autour de l’exportation du gaz turkmène reflète non seulement les ambitions économiques d’Achgabat, mais aussi des processus géopolitiques plus profonds, dans lesquels le Turkménistan subit les pressions de plusieurs grandes puissances — la Russie, la Turquie, les États-Unis et l’Union européenne.
Le Corridor gazier du Sud et le potentiel inexploité du Turkménistan
L’idée du Corridor gazier du Sud, proposée par la Commission européenne en 2008, prévoyait initialement un rôle majeur du Turkménistan en tant que fournisseur de gaz pour le marché européen. Le plan prévoyait qu’environ 30 milliards de mètres cubes de gaz turkmène seraient acheminés chaque année via le gazoduc transcaspien, traversant l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie jusqu’aux pays de l’UE. Ce projet devait non seulement générer des bénéfices économiques, mais aussi devenir un élément stratégique essentiel pour la sécurité énergétique européenne, permettant à Bruxelles de réduire considérablement sa dépendance vis-à-vis du gaz russe.
Cependant, la réalisation du gazoduc transcaspien s’est heurtée à de sérieuses difficultés, notamment en raison de la forte opposition politique de Moscou. Exploitant son influence régionale, la Russie a bloqué activement l’avancement de ce projet tout en promouvant une alternative : l’expansion du gazoduc « Turkish Stream », visant à créer un hub gazier majeur à la frontière entre la Turquie et l’UE. Ce projet vise à maintenir le gaz turkmène sous le contrôle des structures russes, limitant ainsi les perspectives d’exportation de ce gaz vers l’Europe via la mer Caspienne.
Malgré ces obstacles, la Turquie manifeste un vif intérêt pour les livraisons de gaz turkmène et se positionne comme un nœud clé du transit énergétique en provenance d’Asie centrale. Le président Recep Tayyip Erdoğan a déclaré à plusieurs reprises que les livraisons de gaz du Turkménistan vers la Turquie et l’Europe ne sont « qu’une question de temps ». Le chef de l’État turc voit dans ces projets non seulement une opportunité économique, mais aussi un levier stratégique pour renforcer l’indépendance énergétique de la Turquie, en particulier dans un contexte de tensions croissantes avec Moscou.
Une position que partagent également les autorités turkmènes. En mars 2023, Gourbangouly Berdymoukhamedov, président de la chambre haute du parlement turkmène, a déclaré que son pays disposait de « bonnes opportunités pour exporter du gaz naturel et de l’électricité vers le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan et la Turquie ». Cette stratégie ouvre au Turkménistan des perspectives pour élargir son influence énergétique au-delà de ses marchés traditionnels, d’autant plus que son principal consommateur de gaz — la Chine — impose de plus en plus souvent des conditions commerciales peu avantageuses pour Achgabat.
Les négociations entre la Turquie et le Turkménistan sur les livraisons de gaz via la mer Caspienne ou le territoire iranien et irakien deviennent de plus en plus actives. Ce processus est entravé par un environnement régional complexe, mais Ankara perçoit le Turkménistan comme un partenaire stratégique avec lequel elle pourrait mettre en œuvre de vastes projets d’infrastructure à long terme.
La diplomatie énergétique de l’UE
L’ambition du Turkménistan d’accéder au marché européen s’inscrit parfaitement dans le contexte de la crise énergétique que traverse l’UE, provoquée par la réduction des livraisons de gaz russe. L’Union européenne cherche activement de nouvelles sources d’approvisionnement énergétique et perçoit Achgabat comme un partenaire prometteur. Le Turkménistan, qui possède l’une des plus grandes réserves de gaz naturel au monde, pourrait devenir un élément clé de la stratégie de diversification des approvisionnements énergétiques de l’UE.
Le 4 décembre, lors de la réunion du Comité conjoint Turkménistan-UE à Bruxelles, les questions énergétiques ont occupé une place centrale. Les responsables européens considèrent le Turkménistan comme un fournisseur important de gaz naturel, bien que la concrétisation du projet transcaspien reste incertaine.
En parallèle, l’UE renforce ses efforts pour approfondir sa coopération politique avec Achgabat. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), où les États-Unis jouent un rôle clé, devient un levier important pour accroître l’influence occidentale sur le Turkménistan. Washington, désireux de renforcer les positions occidentales en Asie centrale, soutient activement l’engagement du Turkménistan envers les principes de l’OSCE, ce que certains analystes russes interprètent comme un virage progressif d’Achgabat vers l’Occident.
Un Turkménistan à la croisée des chemins
Le Turkménistan, tel un vieux sage posté à la croisée des grandes routes commerciales, a longtemps maintenu un équilibre fragile entre les grandes puissances qui l’attirent dans des directions opposées. La Russie, la Chine et la Turquie — chacun perçoit Achgabat comme un allié potentiel et convoite son immense potentiel énergétique. Et pourtant, le Turkménistan s’est toujours refusé à pencher trop fortement d’un côté, préférant jouer le rôle du gardien silencieux de la neutralité.
Mais aujourd’hui, cet acteur discret commence à étudier de nouvelles options. Aux portes de ses frontières orientales, Washington fait entendre ses ambitions avec de plus en plus d’insistance. Les États-Unis ne se contentent pas de frapper à la porte d’Achgabat : ils proposent des investissements qui pourraient être la clé de la modernisation de l’économie turkmène. Projets économiques, initiatives infrastructurelles et partenariats énergétiques — toutes ces offres résonnent comme une invitation séduisante au changement.
L’Occident, avide de nouvelles sources d’énergie, voit dans le Turkménistan et ses immenses réserves de gaz un pion clé sur l’échiquier énergétique mondial. Pour Moscou, c’est plus qu’un simple signal d’alerte — c’est la menace d’un affaiblissement de son influence régionale. Et bien qu’Achgabat s’efforce encore de démontrer son attachement à la neutralité, les pressions s’intensifient, le poussant de plus en plus vers un choix déterminant qui pourrait redessiner l’avenir énergétique de l’Eurasie.
Aujourd’hui, le Turkménistan ressemble à un navire naviguant prudemment dans les eaux agitées de la politique mondiale. D’un côté, une alliance de longue date avec Moscou ; de l’autre, l’appel insistant de l’Occident au changement. La concurrence croissante pour les ressources d’Asie centrale transforme Achgabat en un point stratégique clé sur la carte des approvisionnements énergétiques. Et même si le Turkménistan tente encore de marcher sur la corde raide de la diplomatie, une chose est claire : chacun de ses pas résonne désormais bien au-delà de ses frontières, faisant écho dans les couloirs de la lutte géopolitique mondiale.