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L’EXPRESS PARLE DE L’AZERBAÏDJAN : LE JOURNALISME EST-IL MORT ?

27 Février 2024 14:47 (UTC+01:00)
L’EXPRESS PARLE DE L’AZERBAÏDJAN : LE JOURNALISME EST-IL MORT ?
L’EXPRESS PARLE DE L’AZERBAÏDJAN : LE JOURNALISME EST-IL MORT ?

Paris / La Gazette

L'Express consacre cette semaines plusieurs articles à l'Azerbaïdjan et l'Arménie. Celui du 25 février est particulièrement éloquent...

Franchement, je n’aime pas critiquer les autres journalistes. D’ailleurs, une règle tacite interdit aux journalistes de s’en prendre à leurs confrères. C’est un métier tabou. Le journaliste est indépendant, libre, intouchable. D’accord. A condition qu’il ne doive pas sa qualification au simple fait de posséder une carte de presse, mais qu’il fasse honorablement son travail. Certes, on ne demande pas à un reporter d’être « objectif ». Cela ne veut rien dire. Il voit les événements avec ses propres yeux, à travers sa personnalité, son expérience, voire ses sentiments, comme n’importe qui d’autre. En revanche, il a l’obligation d’être honnête. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il ne doit pas tromper le lecteur, soit volontairement parce qu’il cherche, en sélectionnant soigneusement les informations qui lui conviennent et en écartant les autres, en procédant à des rapprochements abusifs, à le convaincre du bien-fondé de sa propre opinion (ou de celle que son journal lui impose), soit involontairement, par ce qu’il n’a pas suffisamment travaillé ses investigations.

Je répugne donc à cet exercice, mais tout de même. Comme l’a dit un jour le président Georges Pompidou, citant le dramaturge François Ponsard : « Quand les bornes sont dépassées, il n’y a plus de limites » : Ce 25 février, le magazine l’Express publie un reportage intitulé : « Punaises de lit et agents d’influence : comment l’Azerbaïdjan tente de déstabiliser la France »

Il est vrai que le titre annonçait la couleur. L’histoire des punaises de lit serait une colossale manipulation orchestrée par l’Azerbaïdjan. Pourquoi l’Azerbaïdjan, pourquoi les punaises de lits ? Cette info-intox fait partie d’une série de « fake news » qui comprend, notamment, le dénigrement supposé de la capacité de la France à organiser les Jeux olympiques ou les tonnes de caviar que l’ambassade d’Azerbaïdjan déverserait sur les politiciens français pour les « acheter ». De vieilles rengaines que le lobby arménien s’est ingénié à diffuser depuis que l’Azerbaïdjan a récupéré le Karabakh occupé depuis 30 ans. C’est de bonne guerre, mais ce n’est pas une raison pour les relayer. Et dans le style des ragots du café du commerce, il faut avouer que l’Express fait très fort !

Le néo-colonialisme français et l’islamophobie n’existent pas

« Reprochant à Paris son soutien à l’Arménie, Bakou entend donner un écho international à l’image d’une France "néocoloniale" et "islamophobe", tout en menant un lobbying discret dans les sphères politiques françaises » déclare la jeune journaliste avec l’assurance de celle à qui « on ne la fait pas ».

Ah bon ? Parce que le pillage des ressources de l’Afrique pratiqué sans vergogne à l’époque de la Françafrique, jusqu’à la date récente où la France s’est fait éjecter de son pré-carré, ça n’existe pas ? La pollution des eaux et des sols par la chlordécone qui va empoisonner la Martinique et la Guadeloupe pendant six à sept siècles, c’est un détail ? La Polynésie française, Inscrite en 1946 dans la liste des pays à décoloniser de l’ONU, n’a-t-elle pas été réinscrite dans la liste des pays à décoloniser de l’ONU le 17 mai 2013 ? Et puis, la France , qui a été l’un des seuls pays au monde à appuyer les séparatistes arméniens du Karabakh a beau jeu de s’indigner aujourd’hui que l’Azerbaïdjan soutienne les indépendantistes de Nouvelle-Calédonie !

Quant à l’islamophobie française, c’est naturellement une légende. Les écoles musulmanes fermées sous des prétextes futiles, la suppression des subventions au Lycée Averroes, élu meilleur lycée de France, l’expulsion de l’imam Iquioussen, dont on aurait bien du mal à trouver un seul discours extrémiste ou anti-français, la discrimination à l’embauche ou au logement des personnes portant un nom à consonnance maghrébine, la fermeture des comptes bancaires des associations musulmanes, l’interdiction des « signes extérieurs religieux » qui ne concernent que les musulmans, tout cela relève sans doute du fantasme victimaire de quelques séparatistes barbus. Il serait temps que l’intéressée fasse un tour dans la vraie vie…

La palme du cynisme revient sans doute au chapitre de la statue de la Princesse Natavan à Evian. On a déjà beaucoup parlé de cette histoire. La ville d’Evian-les-bains, qui vécut pourtant sous la houlette bienveillante d’Antoine Riboud, alors président de Danone,lequel fut l’ami proche d’un Azerbaïdjanais célèbre, le violoncelliste Mstislav Rostropovich, a décidé, en soutien aux occupants arméniens du Karabakh, de débaptiser le jardin où avait été élevée une statue en l’honneur de la poétesse francophile, la Princesse Natavan. Il avait même été question de déboulonner la statue, jusqu’à ce que des membres du conseil municipal s’en indignent, et que les Azerbaïdjanais de France multiplient les protestations. Eh bien, ce mouvement de protestation, qui aurait pu paraître légitime à propos d’une écrivaine qui avait fait l’admiration d’Alexandre Dumas, devient, sous la plume de l’auteur de l’article, un « emballement » qui « illustre l’offensive médiatique tous azimuts de ce pays de 10 millions d’habitants sur la France. L’objectif : déstabiliser Paris en dégradant l’image de l’Hexagone par tous les moyens possibles, notamment sur les réseaux sociaux ». On se demande véritablement où se situe la frontière entre l’information et la propagande…

Mais, on le sait bien « Bakou calque ses méthodes sur celles de Moscou ». « Ben voyons ! », comme dirait Zemmour…

Oh punaise !

La journaliste a d’ailleurs publié, dans le dernier numéro de l’Express un long document, tout aussi impartial : « Le destin brisé des réfugiés du Haut-Karabakh ». Rassurons-nous : elle ne parle pas des centaines de milliers d’Azeris chassés de leurs maisons en 1992, ni des 250 000 azéris qui vivaient depuis des siècles dans la région d’Erevan, en Arménie, jetés sur les routes de la déportation en 1987, lors du plus important nettoyage ethnique dont le Caucase fut le théâtre. Non. Il s’agit des Arméniens de Khankendi qui furent obligés, par les commandos séparatistes arméniens, de quitter la ville, alors même que les autorités azerbaïdjanaises leur avaient offert la possibilité de rester. Normal, puisque l’envoyée spéciale a écrit son papier depuis Erevan, sans jamais avoir mis les pieds dans le Karabakh. Elle peut toujours s’indigner vertueusement du courroux des autorités azerbaïdjanaises devant le défilé des politiques français et européens, invités en grande pompe à Erevan.

Comme preuve de l’acharnement de Bakou à discréditer notre belle France, la journaliste invoque l’expulsion des deux « diplomates » français de l’ambassade de France en Azerbaïdjan. Elle « oublie » juste de préciser que ces deux agents des services de renseignement ont, sous la menace, contraint un entrepreneur français installé depuis des années à Bakou, à travailler pour eux. Pris « la main dans le pot à confiture » selon l’expression consacrée dans le milieu du renseignement, leur statut de diplomates les a sauvés de la prison, ce qui ne fut pas le cas pour le pauvre espion involontaire Martin Ryan. Un exploit qui précipita le limogeage de Bernard Emié, patron de la DGSE.

Jusqu’en 2020, date de la guerre de 44 jours, l’Azerbaïdjan était considéré comme l’ami de la France. Des personnalités azerbaïdjanaises étaient régulièrement invitées à Paris, notamment pour témoigner de l’exemplarité du pays dans le domaine du multiculturalisme et des droits de la femme. Les femmes y ont d’ailleurs obtenu le droit de vote 25 ans avant la France. La fondation Heydar Aliyev, du nom du fondateur de la République avait largement participé à la restauration de monuments et églises d’une France, alors, reconnaissante. Il faut dire qu’à cette époque, l’Arménie s’était tranquillement installée dans le Karabakh azerbaïdjanais, sans qu’ Aliyev ne fasse de vagues à ce sujet, préférant le dialogue à l’affrontement.

Mais lorsque Bakou a décidé, après 30 ans de vaines négociations et de l’inutile arbitrage du groupe de Minsk dont la France faisait partie, de récupérer ses territoires volés, les choses ont changé. L’Azerbaïdjan est devenu l’ennemi du million d’Arméniens français, et donc de la France elle-même. Ses dons pour la sauvegarde du patrimoine français sont alors devenus, ipso facto, « une opération de séduction rendue possible grâce à ses pétrodollars ». Eh oui, chère Emma il faut replacer les faits dans leur contexte historique pour éviter de dire des inepties.

Alors, revenons aux punaises de lits et aux JO 2024. « En novembre, une vaste campagne de désinformation et de boycott sur les JO 2024 à Paris a été dénoncée par le Quai d’Orsay ». La preuve ? Les indications données par l’Agence Viginum, à propos de videos et de posts, émanant de faux comptes orchestrés par Bakou. Mais qu’est-ce donc que cette agence Viginum ? Une « agence gouvernementale française de défense contre l’ingérence numérique étrangère ». En réalité, elle est une émanation du secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale, l’un des innombrables services de renseignements français. Sa tâche : recueillir du renseignement, mais aussi diffuser des « informations », tout comme la DGSE, responsable du fiasco Ryan. Difficile de trouver une source aussi fiable. Au moins autant, en tous cas que les services étrangers qu’elle accuse elle-même de manipulation. Il faut avoir un peu de bouteille pour parler de ce genre de sujet…

On se demande en tous cas ce que Bakou vient faire là-dedans. Le préfet et la présidente de la région Ile de France, la police et la cour des comptes pointent déjà quotidiennement l’amateurisme de l’organisation des Jeux, et les retards dans tous les domaines, notamment la sécurité et les transports. Les caricaturistes hexagonaux s’en donnent également à coeur joie pour mettre en scène les rats de Paris qui attendent eux aussi avec un impatient appétit l’arrivée des touristes sportifs. C’est sûr, ces élus et ces dessinateurs doivent être gavés de caviar azéri !

La propagande, c’est les autres

Comme si cela ne suffisait pas, Emma Collet, intervieweuse fort polie au demeurant (je la cite puisqu’elle me fait l’honneur d’évoquer mon nom), dénonce : En premier lieu « l’Equato-guinéen Joaquinito Alogo De Obono, directeur d’une improbable ONG anticorruption en France ». Pourquoi d’ailleurs « improbable » ? Je pensais qu’un bon journaliste devait éviter les adjectifs qualificatifs « controversé, soi-disant, etc.. ». En tous cas, c’est ce que j’enseigne dans mes master-class dans les écoles de journalisme. Mais il est vrai qu’il y a de moins en moins de cours de déontologie. Cela se voit.

Et puis il y a le « pseudo-journaliste, Léo Nicolian, franco-libanais ». Sympa pour un journaliste de 40 ans d’expérience, arménien de surcroît, mais qui est en désaccord avec la ligne extrémiste et jusqu’au-boutiste des anciens occupants du Karabakh, et d’Ara Toranian, le VRP du lobby arménien, ancien porte-parole de l’ASALA, responsable, entre autres, de l’attentat d’Orly en 1983. Ceci explique sans doute cela. Toujours est-il qu’il est présenté comme un « complotiste et d’extrême droite », « pro-russe ». Là, chère Emma, il eût été utile de se renseigner préalablement ! « Tout comme la revue d’extrême droite Causeur, qui publie régulièrement des contenus pro-azerbaïdjanais. » Gil Mihaely, le rédacteur en chef, appréciera…

La journaliste de l’Express parle aussi de Zaur SadigBayli, qu’elle a bien entendu, comme moi, interrogé. Cela aurait pu être passionnant car, enfant, il fut parmi les azéris d’Arménie à être chassés de leur terre natale. Les autorités arméniennse avaient en effet, en 1987, décidé d’expulser les 250 000 Arméniens d’origine azérie afin de pouvoir demander le rattachement du Karabakh sans prendre le risque qu’en retour l’Azerbaïdjan n’invoque les mêmes raisons pour demander le rattachement de la région d’Eravan à l’Azerbaïdjan, puisque des azéris y vivaient. Son témoignage d’enfant déplacé, témoin de l’exode de ses compatriotes, qui étaient d’ailleurs tellement arméniens qu’ils ne parlaient pas un mot d’Azerbaïdjanais, leur arrivée dans les camps de réfugiés aurait été captivant. Mais cela n’entrait pas dans la démonstration que les Azerbaïdjanais étaient les agresseurs. Alors que reste-t-il de l’interview ? que Zaur SadigBayli est un « activiste, connaisseur de ces soirées cocktails à l’ambassade » ! Mais quelles soirées de l’ambassade ? On ne sert même pas, dans les réceptions à l’ambassade, le moindre Ferrero Rocher ! A peine quelques petits fours qu’on peut acheter au Monoprix du coin ! Si le n’importe quoi était un art, il faudrait exposer cet article au Louvre, à côté de la Joconde !

Quant à moi, je fais partie du "fan-club", et je suis « rédacteur en chef du média en ligne Caucase de France qui, avec La Gazette du Caucase, relaie les attaques azerbaïdjanaises sur l’islamophobie française. ». Désolé, le media en ligne « Caucase de France » n’a rien à voir avec « La gazette du Caucase » et je n’en suis évidemment pas le rédacteur en chef. Il faut recouper ses informations et prendre le temps d’écrire…

C’était bien la peine de consacrer une demi-heure de mon temps à répondre à ses questions. Il faut dire que mes réponses ne pouvaient guère l’intéresser, puisque je lui disais que la « diplomatie caviar » était une fable arménienne, et que je lui décrivais les destructions massives opérées par les Arméniens dans le Haut-Karabakh, notamment à Aghdam, Fuzouli et Choucha. Difficile ensuite de se rendre à Erevan après avoir écrit cela !

Décidément, avec une enquête aussi superficielle, il est bien hasardeux de faire du bon journalisme. Pourtant je suis certain qu’Emma Collet est une jeune professionnelle consciencieuse. Simplement, elle doit obéir à la ligne du journal qui l’emploie, comme ce reporter d’un grand hebdomadaire parisien qui, après avoir enquêté sur le terrain, a pourtant raconté ce qu’il n’avait pas vu, en se justifiant auprès de son correspondant azéri « Si je n'avais pas dit ça, mon article n’aurait pas été publié ». J’ai personnellement vu les échanges de sms.

En tous cas, l’Express ne change pas. Ce journalisme de comptoir est bien éloigné de la rectitude qui était exigée de nous lorsque je faisais mes débuts dans le grand reportage il y a, hélas, un certain nombre d’années.

La presse est morte. De profundis. Et l’Express devrait se choisir un nouveau nom. « L’Ex-presse » par exemple.

Jean-Michel Brun

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