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L'ARMENIE TOURNE-T-ELLE SON REGARD VERS ISRAEL?

28 Décembre 2025 14:37 (UTC+01:00)
L'ARMENIE TOURNE-T-ELLE SON REGARD VERS ISRAEL?
L'ARMENIE TOURNE-T-ELLE SON REGARD VERS ISRAEL?

Paris / La Gazette

Mais peut-elle se priver de sa relation avec l'Iran?

L’Arménie traverse actuellement une transformation lente mais perceptible de sa politique étrangère, amorcée après la deuxième guerre du Karabagh. Le changement n’est ni spectaculaire ni révolutionnaire : il est progressif, prudent et, à bien des égards, inévitable. Les conflits régionaux, la perte d’anciennes garanties de sécurité et l’affaiblissement d’alliances traditionnelles ont placé Erevan dans une situation où il lui faut rechercher de nouveaux fondements stratégiques. L’une de ces nouvelles directions semble être Israël, un pays avec lequel les relations sont historiquement restées fraîches, contradictoires et marquées par la méfiance. Téhéran l’a bien compris — et ce qu’il observe suscite une inquiétude stratégique manifeste.

À première vue, les éléments déclencheurs du débat peuvent paraître anodins : diplomatie économique, rencontres officielles, communiqués de courtoisie. Le ministre arménien de l’Économie, Gevorg Papoyan, s’est entretenu avec l’ambassadeur d’Israël, Yoel Lion. À l’ordre du jour figuraient la coopération économique, l’investissement, l’agriculture, les ressources en eau et le tourisme — des thèmes apparemment inoffensifs. La partie arménienne a présenté le projet TRIPP et l’initiative « Carrefours de la paix », exposé des plans de désenclavement des communications régionales et invité l’ambassadeur israélien au sommet de l’investissement de 2026. Tout semblait relever de la routine. Pourtant, de nombreux analystes y ont immédiatement vu un contexte politique plus profond, au-delà de la façade économique. Une réaction loin d’être fortuite, tant Erevan emploie de plus en plus un langage qui irrite son partenaire iranien de longue date.

Le principal point de crispation est ce que beaucoup appellent désormais la « route Trump ». Téhéran a déclaré ouvertement ne voir aucune différence fondamentale entre TRIPP et le corridor de Zanguezour et s’oppose fermement à leur mise en œuvre, qu’il considère comme une menace pour ses intérêts stratégiques. L’Iran s’est constamment opposé à l’idée du corridor de Zanguezour, même lorsque les États-Unis n’y étaient pas impliqués, et l’Arménie s’est appuyée sur cette position pour retarder le projet pendant des années. Isolé durant des décennies en raison de l’occupation de territoires d’un pays voisin, le pays est progressivement devenu dépendant de l’Iran, se transformant en l’un de ses principaux atouts géopolitiques.

Sous sanctions et en relations tendues avec la quasi-totalité de ses voisins, l’Iran bénéficiait, via l’Arménie, de son unique corridor terrestre vers la Russie. Plus encore, l’Arménie servait de zone tampon empêchant la formation d’un arc turcique continu s’étendant de l’Asie centrale à la Turquie.

La situation s’est encore tendue après la visite, en novembre, du vice-ministre arménien des Affaires étrangères, Vahan Kostanyan, en Israël. Les médias iraniens — du Tehran Times à Mehr News — ont largement commenté ce déplacement, l’associant directement à la question de Zanguezour. Les publications soulignaient que la coopération avec Israël dans les domaines de la technologie, de la médecine, de l’agriculture et du tourisme constitue un instrument classique d’influence douce mais durable, susceptible de conduire à terme à l’établissement de réseaux institutionnels, voire de renseignement, près de la frontière iranienne. Téhéran a commencé à soupçonner l’Arménie de se préparer à se dégager de sa dépendance vis-à-vis de l’Iran et de la Russie pour se rapprocher de l’Occident et d’Israël. En conséquence, la pression sur Erevan s’est accrue, avec l’attente d’une réaffirmation de l’attachement aux « lignes rouges » iraniennes.

Fait notable, cette pression n’émane pas tant des autorités exécutives iraniennes que de l’élite religieuse et politique. Parmi les voix les plus influentes figure Ali Akbar Velayati, conseiller du Guide suprême et ancien ministre des Affaires étrangères. Lors d’une rencontre avec l’ambassadeur d’Arménie, il a une nouvelle fois affirmé l’opposition résolue de Téhéran au « plan Trump pour le Caucase », en insistant sur sa ressemblance avec le « notoire corridor de Zanguezour ». Une ingérence persistante de plus en plus mal accueillie par les autorités arméniennes, qui jugent les craintes iraniennes exagérées et contre-productives.

L’Iran pourrait toutefois avoir obtenu l’effet inverse de celui recherché. En s’opposant avec autant de vigueur aux corridors régionaux, il a de facto invité les États-Unis à entrer dans le jeu — et Washington ne tolérera pas qu’une Arménie sous son aile entretienne des relations étroites avec l’Iran. Il convient de rappeler que la précédente administration américaine avait ouvertement critiqué le corridor de l’Araxe construit par l’Azerbaïdjan et l’Iran, sans que cela n’entame la détermination de Bakou. Le projet s’est poursuivi, et même accéléré.

L’Arménie, en revanche, ne dispose ni du même degré de souveraineté ni de la même marge de résistance. Coincée entre l’Iran et les États-Unis, elle a presque naturellement penché vers Washington. En prenant ses distances avec Téhéran, elle ouvre désormais la voie à un rapprochement avec Israël — une option auparavant tout simplement hors de portée.

À Erevan, Israël est de plus en plus perçu comme une fenêtre d’opportunité : un État technologiquement avancé, doté d’une influence mondiale, de réseaux politiques solides et d’un poids réel sur la scène internationale. Longtemps, Israël — qui entretient des relations étroites avec l’Azerbaïdjan — a tenu l’Arménie à distance. Mais à mesure que d’anciens rivaux avancent vers une normalisation, la partie israélienne pourrait regarder l’intérêt arménien d’un œil plus favorable.

Au sein de la société arménienne, les divisions demeurent, comme l’a montré la brève confrontation Israël–Iran de l’été dernier. Certains Arméniens ont adopté une position clairement pro-iranienne, d’autres ont soutenu Israël. Les voix affirmant que s’éloigner d’Israël accentue l’isolement géopolitique de l’Arménie se font toutefois plus audibles. L’argument selon lequel « Israël soutient l’Azerbaïdjan, donc l’Arménie doit l’éviter » ne domine plus. De plus en plus d’experts arméniens y voient une impasse. Dans ce contexte, le réchauffement prudent mais constant des relations arméno-israéliennes apparaît délibéré plutôt qu’accidentel. Initiatives économiques, échanges culturels, émergence progressive d’une véritable communauté juive à Erevan, activité diplomatique — tout cela traduit une reconfiguration plus profonde de la politique étrangère.

Un éloignement de l’axe Téhéran–Moscou n’est toutefois pas sans risques si Erevan manque de prudence. Pour l’heure, l’Arménie bénéficie d’une certaine protection sous le parapluie américain en formation, tandis que l’Azerbaïdjan observe calmement. Bakou n’a aucune raison de s’opposer à un rapprochement arméno-israélien : Israël restera le partenaire principal de l’Azerbaïdjan dans la région pour des raisons fondamentales avec lesquelles l’Arménie ne peut rivaliser.

Paradoxalement, le pivot arménien pourrait débloquer le corridor de Zanguezour, longtemps retardé — en grande partie à cause de l’Iran — depuis cinq ans. Avec l’implication des États-Unis et d’Israël, les préoccupations de Velayati pèseront sans doute moins sur Erevan qu’auparavant.

Pour l’Iran, ces évolutions constituent un signal profondément inquiétant. Téhéran pourrait néanmoins trouver une forme de sympathie inattendue du côté de la Turquie, critique de longue date d’Israël. L’Arménie, elle, avance sur une ligne de crête. Chaque pas doit être calculé avec soin, afin d’éviter une réaction brutale de son voisin méridional — politiquement acculé et hypersensible à la simple évocation du mot « Israël ». Pour Téhéran, Israël est un chiffon rouge.

L’Arménie se trouve à la croisée des chemins. Son évolution n’équivaut pas encore à un réalignement géopolitique complet, mais la direction est claire. Peu à peu, pas à pas, la distance entre Erevan et Téhéran s’accroît, tandis que celle qui la sépare de Jérusalem se réduit. Si cette trajectoire se confirme, l’architecture politique du Caucase du Sud — et l’avenir du corridor de Zanguezour — pourraient s’avérer très différents de ce que la région a connu au cours des trois dernières décennies.

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