LA LEGALISATION DISCRETE DES SOCIETES MILITAIRES PRIVEES PAR LA FRANCE POURRAIT DESTABILISER LE CAUCASE
La décision de la France de légaliser les sociétés militaires privées (SMP) marque un tournant non seulement dans sa propre doctrine de sécurité, mais aussi, potentiellement, dans l’équilibre géopolitique de régions fragiles bien au-delà de l’Europe. Présentée dans un langage technique et introduite sans véritable débat public, cette évolution mérite un examen bien plus approfondi que celui dont elle a jusqu’ici bénéficié — en particulier dans des zones comme le Caucase du Sud, où conflits non résolus et influences extérieures forment un mélange explosif.
Début novembre 2025, le décret n° 2025-1030 est entré en vigueur, autorisant formellement les activités de structures que Paris se garde soigneusement de qualifier de sociétés militaires privées. Elles sont désignées comme des « opérateurs de référence » du ministère des Armées — un choix lexical manifestement destiné à atténuer la perception du public. Derrière cet euphémisme se cache toutefois une réalité difficile à ignorer : la France a institutionnalisé l’externalisation de fonctions militaires essentielles à des entités privées.
Ces « opérateurs de référence » sont habilités à former, soutenir et, potentiellement, remplacer des forces armées nationales dans des missions internationales, y compris en zones de conflit actif. Ils peuvent assister des pays tiers, accompagner l’exportation d’équipements militaires français et intervenir dans des domaines aussi sensibles que le cyberespace ou l’espace extra-atmosphérique. En substance, la France s’est dotée d’un instrument parallèle de coercition — évoluant dans une zone grise entre responsabilité étatique et action privée.
Il ne s’agit pas d’une réforme cosmétique. C’est un changement profond dans la manière dont l’État français conçoit l’usage de la force. Pendant des décennies, à l’instar de la plupart des démocraties, la France a maintenu une frontière nette entre ses forces armées régulières — soumises au contrôle parlementaire, au droit militaire et à la responsabilité politique — et la sphère civile. Cette frontière est aujourd’hui volontairement brouillée.
La conséquence la plus préoccupante réside dans l’érosion du monopole étatique de la violence. Lorsque la formation, la logistique, le soutien opérationnel et même des fonctions proches du combat sont confiés à des acteurs privés dans le cadre de contrats de long terme, le contrôle démocratique s’affaiblit. L’activité armée s’éloigne du regard public. Des décisions équivalant à une implication militaire peuvent être prises sans les coûts politiques traditionnellement associés au déploiement de troupes nationales. Formellement, la France n’est pas en guerre. Dans les faits, ses intérêts peuvent néanmoins être défendus par la force des armes.
Le changement de vocabulaire — des SMP rebaptisées « opérateurs de référence » ou « de confiance » — est révélateur. Il suggère que les autorités françaises mesurent à quel point la figure du mercenaire est toxique dans le débat public. Plutôt que de rejeter cet outil, elles ont choisi de le normaliser par le langage. Il ne s’agit pas de transparence, mais d’ambiguïté stratégique.
Cette ambiguïté offre des avantages évidents à Paris. Si des citoyens français participent à des opérations de combat par l’intermédiaire de ces opérateurs, leurs actions ne constituent pas formellement un déploiement des forces armées françaises. La responsabilité juridique devient diffuse. Rendre des comptes à des responsables politiques est un devoir qui s’affaiblit. Les risques — juridiques, diplomatiques et militaires — sont externalisés en même temps que la mission. D’un point de vue strictement tactique, la solution est élégante.
Dans ce contexte, les déclarations du président Emmanuel Macron sur la fourniture potentielle de jusqu’à 100 avions de combat Rafale à l’Ukraine au cours de la prochaine décennie prennent une résonance particulière. Former des pilotes ukrainiens à l’utilisation d’appareils aussi sophistiqués nécessiterait des années. Le scénario le plus plausible serait que des pilotes français, opérant via des « opérateurs de référence », comblent cet écart. La frontière entre formation et combat serait ténue, aisément franchissable, permettant à la France d’établir une présence militaire sans devenir officiellement partie prenante au conflit.
Ce modèle est commode non seulement pour Paris, mais aussi pour l’OTAN. L’implication d’opérateurs français « non étatiques » dans des rôles de combat atténue l’apparence d’un engagement collectif de l’Alliance. L’OTAN évite ainsi des accusations directes d’escalade, tandis que le territoire français est protégé de la logique de représailles. De nombreux analystes mettent toutefois en garde : de tels arrangements accroissent, plutôt qu’ils ne réduisent, le risque d’une escalade incontrôlée, précisément parce que les responsabilités sont floues.
Il convient de rappeler que même la Légion étrangère française, souvent citée comme une force atypique, est toujours demeurée pleinement intégrée à la structure militaire de l’État, soumise à la hiérarchie, au droit et au contrôle politique. Le nouveau modèle des « opérateurs de référence » est fondamentalement différent. Il ne s’agit pas d’une institution étatique, mais d’un hybride entre commerce et guerre.
Pourquoi cela est-il crucial pour le Caucase du Sud ?
La relation étroite entre la France et l’Arménie est bien établie. Si les relations entre Paris et Bakou se sont récemment améliorées et que la coopération économique progresse, la France demeure un allié stratégique d’Erevan. En cas de regain de tensions entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan — un scénario qui ne peut être exclu, notamment dans un contexte de changements politiques en Arménie —, le comportement de la France devient une variable déterminante.
Les crises passées justifient l’inquiétude. Lors de certaines phases d’escalade, la rhétorique émanant d’institutions politiques françaises a parfois frôlé la menace ouverte. La question clé n’est plus théorique : existe-t-il des garanties que la France s’abstiendrait de soutenir l’Arménie par l’intermédiaire d’« opérateurs de référence » plutôt que par des canaux militaires officiels ? L’engagement direct des forces armées engage clairement la responsabilité de l’État. Le recours aux SMP, en revanche, permet une négation plausible.
Cette inquiétude est renforcée par la présence continue en Arménie d’organisations paramilitaires opérant sous couvert « d’éducation patriotique ». Des groupes tels que l’Union des volontaires Yerkrapah ou VOMA, dirigés par des individus accusés de crimes de guerre, s’emploient déjà à former des unités de sabotage et à diffuser des idéologies radicales auprès de la jeunesse. Ces structures sont désorganisées et limitées dans leurs capacités. C’est précisément pour cette raison que la perspective de leur interaction avec des SMP françaises professionnelles, liées à l’État, est particulièrement alarmante.
La diaspora arménienne en France est influente et dispose de ressources considérables. Le nouveau cadre juridique crée des opportunités de coopération informelle entre des structures paramilitaires arméniennes et des « opérateurs de confiance » français. Si des instructeurs étrangers interviennent déjà dans ces groupes à titre privé, le soutien d’entités liées au ministère français des Armées changerait fondamentalement la donne. Il renforcerait le professionnalisme, la confiance et la propension à la prise de risque, rendant les provocations plus probables.
Sous couvert de flexibilité juridique, la France s’est dotée d’un outil d’intervention militaire officieuse. Les coûts politiques sont réduits. Les risques juridiques sont dilués. Mais le prix réel pourrait être payé ailleurs, dans des régions où des équilibres fragiles reposent sur la retenue et la clarté.
Pour le Caucase du Sud, ce changement ne peut être ignoré. L’espoir demeure que la prudence stratégique l’emportera. Mais l’histoire le montre à maintes reprises : l’espoir n’est pas une politique de sécurité.